Après de multiples adaptations à l’écran, dont notamment celles de George Cukor en 1933 et de Gillian Armstrong six décennies plus tard, qui réussissait en 1994 à dépoussiérer le fabuleux roman de Louisa May Alcott grâce au jeu énergique de Winona Ryder, c’est au tour de Greta Gerwig de s’atteler au cinquième remake des fameuses Filles du Docteur March. La cinéaste apporte pour l’occasion un éclairage nouveau sur cette comédie sentimentale à destination des jeunes filles en fleurs, en rendant enfin justice à la bouillonnante Jo, campée ici par Saoirse Ronan. Cette adaptation très réussie fonctionne à plein régime comme hommage à cette belle histoire au parfum nostalgique racontée au fil des saisons. Greta Gerwig peut quant à elle se féliciter d’avoir su infuser un discours féministe en magnifiant ses actrices qu’elle filme dans la chaleur et l’intimité d’une bien belle famille.
Les Quatre Filles du Docteur March ont été mon araignée radioactive, mes super-héroïnes. Jo March m’a donné confiance et envie d’écrire. C’est grâce à elle que je suis derrière la caméra.
Quatre araignées radioactives
L’histoire des Filles du Docteur March prend place en pleine Guerre de Sécession dans la petite ville de Concord, berceau de tout un pan de la littérature américaine, puisqu’elle accueillit en son temps aussi bien Thoreau qu’Emerson et Hawhorne. Passons… Depuis que son mari est au front, Mary essaie de mener comme elle peut la barque familiale malmenée au gré des revers financiers. Aussi peut-elle fort heureusement compter sur la force et le tempérament de chacune de ses quatre filles pour survivre à cette bien difficile période. A partir de là, Greta Gerwig fait le choix de se concentrer principalement sur le personnage de Jo qui souhaite devenir écrivaine. Lorsque sa sœur aînée Meg (Emma Watson) épouse Brooke (James Norton) malgré ses conseils, elle refuse brutalement la proposition de mariage de son soupirant Laurie, incarné par l’excellent Thimothée Chalamet. Jo quitte alors Concord pour s’en aller vivre à New York où elle rencontre le professeur Bhaer, campé par notre Louis Garrel national. Sous l’influence de ce-dernier, la jeune fille se défait peu à peu de son amertume et de son agressivité à mesure qu’elle affute ses talents d’écriture. Mieux, ce drôle de garçon manqué qui piaffe contre l’éducation corsetée des demoiselles de bonne famille se pique de déclamer des vers grandiloquents dans son petit grenier d’où elle rêve à une grande carrière littéraire. Ce rôle, Greta Gerwig le confie à sa protégée depuis Lady Bird (2017), Saoirse Ronan, qui rayonne comme jamais. Le reste de la distribution, inattendue, est au diapason. Ainsi de Laura Dern, que l’on a vu récemment dans Marriage Story (N. Baumbach, 2019), idéale en mère courage qui prodigue conseils et réconfort, et de Florence Pugh (Amy March, la cadette), que l’on a adoré dans The Young Lady (W. Oldroyd, 2016) et Midsommar (A. Aster, 2019), dont la grâce mutine fait oublier les caprices de « chipie ». La palme revient enfin à la charismatique Meryl Streep qui semble toujours savoir pointer le bout de son nez au bon endroit et au bon moment. Que dire, sinon qu’ elle excelle (comme à son habitude, soit dit en passant) dans le rôle de la tante March réputée pour son franc-parler ?

© Wilson Webb

© Wilson Webb
LA VOIX DE JO
Si Greta Gerwig nous avait séduit avec une première œuvre pleine de verve et d’audace, elle poursuit cette année brillamment l’exercice en concentrant son attention sur une adolescente aussi fantaisiste qu’insolente. La cinéaste brosse en effet à la perfection le portrait de Jo, comme elle le fit avec Christine (Lady Bird), un personnage dont la finesse d’esprit et les rêves de grandeur suscitent notre attachement progressif tout au long du film. Car au fond, Jo ne rêve que de ça, à savoir de s’émanciper du carcan patriarcal prêt à l’étouffer. Cette touche des plus féministes permet à la cinéaste non seulement de moderniser l’œuvre originelle qui devient alors à l’écran un véritable récit d’apprentissage fait de rites initiatiques, mais aussi de changer la fin du roman de Louisa May Alcott. Ce dernier s’achève en effet par le mariage de Jo March qui provoque l’abandon de sa carrière littéraire. Ce choix, Gerwig le justifie parce qu’elle ne pouvait pas, à l’en croire, « respecter cette fin » qui ne lui ressemble tout simplement pas. Et en effet, comment une cinéaste aussi engagée qu’elle pouvait-elle prétendre « donner son aval » au destin d’un personnage dont elle tient désormais les tenants et les aboutissants en acceptant que Jo renonce à son indépendance ? Cette correction de trajectoire n’était enfin pas pour déplaire à l’initiatrice du projet, Meryl Streep, dont on connaît les prises de position politiques et féministes.
Le livre a énormément compté pour Meryl Streep, et elle voulait payer son tribut à une œuvre qui l’a puissamment marquée. Cette histoire de femme, écrite par une femme et racontée par des femmes est le reflet de ce que nous vivons en ce moment : cet élan pour nous donner plus de pouvoir et nous permettre de faire entendre nos voix. Les Filles du Docteur March en est le récit originel et annonce le mouvement Me Too.
Aussi Greta Gerwig assigne-t-elle à Jo de brandir l’étendard féministe de la famille March dans son adaptation des plus pertinentes pour l’écran. Cette composante s’accompagne de scènes de complicité très touchantes et criantes de vérité avec ses sœurs et son ami Laurie. S’y ajoutent les frictions avec la cadette Amy dont les problèmes de communication font de belles étincelles au sein de la cellule familiale. La vie des Filles du Docteur March défile ainsi sous nos yeux pendant deux bonnes heures avec légèreté et pudeur, Greta Gerwig prenant le soin de ne jamais trop en faire malgré quelques passages larmoyants quasi-obligatoires.
Entourée d’une pléiade d’acteurs tout aussi convaincants, cette compagnie féminine nous émeut tout simplement à travers son histoire attendrissante, marquée par l’ambiguïté de relations partagées entre les amourettes et les amitiés profondes. A cette mise en scène envolée s’ajoutent enfin la photographie resplendissante sous la direction Yorick Le Saux (qu’on retrouve à l’œuvre notamment chez deux de nos compatriotes, François Ozon et Olivier Assayas) et une magnifique bande originale que signe Alexandre Desplat. Cette direction artistique haut de gamme achève de nous transporter dans un univers bel et bien poétique comme on aimerait en voir plus souvent aussi bien dans la vie qu’à l’écran. Avec ses couleurs vives et son empathie pour des personnages positifs, le second film de Greta Gerwig exhale un parfum de pureté et de générosité qui ne fera pas fondre seulement le cœur des midinettes. Même si le film ne repose en grande partie que sur les interprétations sans faille des comédiens, Les Filles du Docteur March reste une belle chronique adolescente tendre et touchante.

© Hazem Asif
La manière dont je présente l’histoire dans le film correspond à la manière dont je l’ai relu à 30 ans. A savoir en tant qu’adulte, que reste-t-il de nos rêves de petite fille ? J’ai toujours été persuadée qu’on avance dans la vie avec l’enfant qu’on a été. Je me suis rappelée celle que j’étais à 12 ans, à l’époque où j’ai découvert le livre et comment les choses ont tourné pour moi.
Les Filles du Docteur March (Little Women, 2019 – USA) ; Réalisation et scénario : Greta Gerwig, d’après le roman de Louisa May Alcott. Avec : Saoirse Ronan, Emma Watson, Florence Pugh, Eliza Scanlen, Laura Dern, Timothée Chalamet, Meryl Streep et Bob Odenkirk. Chef opérateur : Yorick Le Saux. Musique : Alexandre Desplat. Production : Amy Pascal, Denise Di Novi, Robin Swicord, Adam Merims, Evelyn O’Neill, Rachel O’Connor et Arnon Milchan. Format : 1,85:1. Durée : 135 minutes.
En salle le 1er janvier 2020.