Frances est une pimpante jeune fille pleine de bienveillance et de bonne volonté, fragilisée par le récent deuil de sa mère, et fraîchement débarquée à New York où elle vit avec sa meilleure amie Erica. Lorsqu’elle trouve un sac à main oublié dans le métro, elle ne peut donc que le rapporter à sa propriétaire, Greta, une veuve d’un certain âge vivant dans la solitude depuis la mort de son mari et le départ de sa fille unique. Commence alors une amitié aussi fusionnelle qu’improbable, au grand dam d’Erica. Jusqu’à ce que Frances découvre que Greta dissimule un inquiétant secret…
Un thriller comme un retour aux classiques
Greta marque le retour au long-métrage du réalisateur Neil Jordan qui livre un thriller distrayant, dans lequel il joue avec les codes du classique film à suspense : personnages ambigus et ambiance progressivement malsaine. Pour autant, Greta ne restera pas dans les annales comme un grand film du réalisateur de The Crying Game (1992) ou Entretien avec un Vampire (1994) car, s’il se regarde aisément, son classicisme assumé est à la fois son point fort, et son talon d’Achille. Ainsi, après un début emballant, l’intérêt pour l’intrigue et ses personnages s’émousse un peu. Les grosses ficelles d’un scénario vu et revu rendent les situations trop simples à anticiper, et les réactions des personnages sont parfois incohérentes au point de faire trépigner le spectateur, voire de le faire sortir du film, tant il est flagrant que ces choix scénaristiques ne servent qu’à obtenir au film son statut de long-métrage. Néanmoins le second degré d’Erica permet à de rares instants de désamorcer les objections pouvant venir spontanément à l’esprit.

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On regrette cependant que les personnages ne soient plus développés, car il est difficile de faire plus archétypal (la jeune fille naïve et innocente, la femme mûre manipulatrice et mystérieuse, la meilleure amie insouciante et frivole), et leur inconsistance amenuise significativement l’impact de ce qu’ils subissent ou font subir. Il y a bien une explication au comportement de Greta, mais celle-ci est tellement grossière qu’elle dessert le personnage au lieu de l’étoffer. Un peu plus de délicatesse et un développement psychologique des personnages moins conventionnel auraient été bienvenus. Il est vrai que Neil Jordan affirme trouver l’insolite dans l’idée d’un thriller porté par un casting essentiellement féminin. Pourtant, que le personnage maniaque soit une femme n’a rien de novateur. Faut –il se rappeler de la sorcière du conte Hansel et Gretel des frères Grimm, de Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992), ou encore de Répulsion (Roman Polanski, 1965) que le réalisateur cite comme référence ?
Si l’obsession d’une femme pour une femme est effectivement rarement portée à l’écran, la lier au manque maternel la réduit à un stéréotype. De plus, cette intrigue portée par des femmes s’inscrit parfaitement dans ce féminisme parfois forcé et souvent mal amené qui envahit dernièrement Hollywood – on se rappelle ce plan maladroit lors du final d’Avengers Endgame (Joe et Anthony Russo, 2019) réunissant subitement toutes les héroïnes Marvel-. Pour l’originalité, donc, on repassera. Si le film ne brille pas par la finesse de son scénario, la mise en scène de Neil Jordan se révèle toutefois efficace et prenante, avec des sursauts d’inspiration. De réaliste, elle s’assombrit progressivement, enfermant le spectateur dans le jeu du chat et de la souris instauré par l’inquiétante Greta à l’aide d’un cadrage aux gros plans anxiogènes. Ainsi, les miroirs de l’ascenseur enferment et reflètent Frances indéfiniment en écho à l’enfilade de sacs que cache la veuve, érigeant de cette manière la jeune fille en parangon de toutes les victimes passées de Greta.
Un pont entre modernité et classicisme
Le jeu d’Isabelle Huppert dans le rôle-titre, que l’on aime ou que l’on déteste, s’accorde ici parfaitement à la névrose de son personnage, qui ne vibre que dans la souffrance. On pense à cette scène où, telle une araignée tissant sa toile pour dévorer son repas, elle virevolte au rythme de la musique. Plaçant alors le spectateur du point de vue de la victime, tapie sous la table, Jordan ne donne à voir que les menus pieds de la veuve, dont les mouvements pourtant graciles ne font qu’exacerber la frénésie qui la gagne. La réalisation engendre donc une angoisse plus psychologique que graphique, frôlant parfois le grotesque, comme lors d’un plan étonnant impliquant un doigt et une seringue… Face à l’aguerrie Isabelle Huppert, le personnage de Frances interprété par la jeune Chloë Grace Moretz pourrait représenter ce pont entre cinéma moderne et film classique que cherche à créer Neil Jordan avec Greta. En effet, la jeune fille passe aisément d’un monde à l’autre, de l’époque surannée dans laquelle Greta semble évoluer, à la sienne, contemporaine, jeune et moderne. Sa garde-robe lui permet de littéralement se fondre dans l’univers de Greta, où le temps s’est comme figé. Ainsi, lorsqu’elles cuisinent toutes deux, filmées de dos, vêtues et coiffées de manière très similaire, Greta et Frances pourraient se confondre.

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Un amusant hommage
Ce jeu de double sera l’objet du film, à l’image de Sueurs froides (1958), du maître du suspense Alfred Hitchcock auquel Neil Jordan rend un hommage appuyé. Pour ceux qui ne l’auraient pas vu -regardez-le sans attendre ! -, Sueurs froides nous présente Scottie, un homme hanté par son passé et le décès de sa femme. Quand cette dernière semble reprendre vie sous les traits d’une mystérieuse inconnue lui ressemblant de manière troublante, Scottie se met à la suivre obsessionnellement. On retrouve bien le schéma narratif de Sueurs Froides dans Greta : l’obsession, le jeu de miroir, et le transfert émotionnel menant à l’insanité. Quand à l’aspect formel, Neil Jordan se délecte de références hitchcockiennes. De fait, le symbole visuel de Sueurs froides est la spirale, matérialisant le fameux vertige du titre original (Vertigo), et le poids d’un passé dont on ne peut s’affranchir. Cette spirale, c’est celle d’un escalier que Scottie n’a pas pu monter à temps pour sauver sa femme, ou celle du chignon de sa femme et de la belle inconnue qui lui ressemble tant. Or, Frances, lorsqu’elle travaille, porte un chignon, ce qui n’a rien de hasardeux ni d’étonnant puisque son propre bagage émotionnel la mènera à prendre place dans la spirale sans fin des victimes de Greta. C’est avec cette même référence que Jordan s’amuse à filmer le père de Frances, pour qui la vie ne s’est pas arrêtée après le décès de sa femme, descendant cet escalier en spirale que James Stewart ne réussissait à monter à cause du poids de son passé. L’enthousiasme de Jordan pour son hommage à Hitchcock est assez contagieux, et ses références actualisées créent un décalage qui amuse ou emporte. L’emploi d’images devenues classiques dans l’inconscient cinéphile permet donc d’amplifier l’angoisse qu’elles doivent générer ou de faire sourire le spectateur complice. Le réalisateur réussit ainsi à rendre une tasse de thé « micro-ondée » presque aussi menaçante que le verre de lait que Cary Grant porte à son épouse dans Soupçons (Alfred Hitchcock, 1941) !

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Pour autant, Greta ne bénéficie pas de la profondeur du travail visuel et du propos de Hitchcock, et si la mise en scène réussie rend l’oppression palpable, son intérêt réside davantage dans l’hommage de Neil Jordan au cinéma classique que dans son originalité. Le traitement psychologique de l’angoisse préféré aux effusions de sang en fait un thriller parfois très réussi, parfois très maladroit. On oscille entre frisson et éclat de rire, mais la frontière est bien fine, et certaines scènes suscitent involontairement les deux, faisant prématurément sortir le spectateur de l’étau créé par le réalisateur. Gretaest donc un film divertissant, au début prenant, mais à la seconde partie un peu poussive, à l’image de ce coffre fermé à l’aide d’une Tour Eiffel par la dénommée Frances. On parie cependant que vous réfléchirez à deux fois avant de rapporter un sac abandonné dans un lieu public à son propriétaire ?
