Après le très réussi The Haunting of Hill House, série produite par Netflix l’an dernier, Mike Flanagan adapte le roman Doctor Sleep (éd. Albin Michel, 2013) de Stephen King, la suite du célèbre Shining, l’enfant lumière (éd. Alta, 1979) adapté une première fois au cinéma par Kubrick en 1980 puis en mini-série télévisée par Mick Garris (Shining : Les Couloirs de la peur, 1997) d’après un scénario de l’auteur en personne. Cette nouvelle sortie donc, après celle de Ça 2 (A. Muschietti) le mois dernier, achève de nous convaincre du retour en force du plus célèbre romancier américain de genre à Hollywood après quelques douloureuses décennies d’un point de vue strictement artistique. Doctor Sleep se révèle pour sa part un film d’épouvante implacable, d’une tension insoutenable, avec une touche de dérision savamment dosée, admirablement bien filmé et respectueux de l’œuvre du défunt Kubrick.
L’HÉRITAGE DU PASSÉ
Mike Flanagan, un quadra geek en puissance nourri à la pop culture des années 80, ne cache pas son amour pour le cinéma de genre depuis ses débuts, réalisant ses premiers films indépendants avec une inventivité étonnante. Ses oeuvres de jeunesse séduiront les studios Blumhouse qui lui proposeront en retour le projet intitulé Pas un bruit (2016), un film à 99% silencieux ou la suite de Ouija : Les origines (2016), un prequel bancal surtout prétexte à l’expérimentation. A l’arrivée, Flanagan séduit le tout-Hollywood. En 2018, Spielberg toujours très attentif à la jeune génération, lui propose alors une adaptation en série du roman Hantise : La Maison hantée (Presses-pocket, 1999) de Shirley Jackson sous la tutelle de Paramount et d’Amblin. Les dix épisodes réalisés assureront son succès. Même Stephen King, en personne, le félicitera pour son travail remarquable sur The Haunting of Hill House tant pour sa mise en scène inspirée que pour son originalité. Ce chemin tout tracé ouvre la voie à Flanagan pour devenir le seul maître à bord de l’adaptation de Doctor Sleep, d’autant plus que le cinéaste est un habitué de l’auteur dont il a adapté le roman Jessie en 2017. Malgré ce CV flamboyant, ce projet s’annonçait pourtant comme un véritable challenge, voire, osons l’affirmer, un vrai risque. Reste alors à se poser une question incontournable : comment passer après Stanley Kubrick ?
C’était enivrant de reproduire ce que Kubrick avait fait quarante ans plus tôt, mais il fallait que ce soit un point de départ qui mène naturellement à autre chose, à ma propre histoire.
Doctor Sleep, c’est d’abord un roman du maître de l’horreur, Stephen King, sorti en librairie en 2013. L’histoire se passe 36 ans après les évènements survenus dans Shining, quant à lui publié en 1977, dont l’adaptation de Stanley Kubrick en 1980 avait suscité un profond sentiment de peur dans les salles obscures, mais surtout fait hurler le maître Stephen King, qui reniera cette version jusqu’à produire une série reprenant avec exactitude le roman éponyme. Cette excellente première version sert en effet de véhicule au génie créateur de Kubrick dont seule la folie perfectionniste permettait de venir à bout d’un si grand chef-d’œuvre. Malgré les différences notables avec le roman, impossible de ne pas plonger intégralement dans cette histoire fantastique où un homme ordinaire va peu à peu sombrer dans la démence. Dans le rôle de Jack Torrance, l’écrivain fou, Jack Nicholson délivre l’une des ses performances les plus remarquables avec son regard démentiel et sa gestuelle diabolique. Face à lui, le jeune Danny Llyod incarne Danny Torrance aux côtés de Shelley Duvall (Mme Torrance) dans un rôle prenant, crédible, celle de sa femme devenant petit à petit une proie à abattre. Le scénario nous entraîne donc dans cette mésaventure en huis-clos très angoissante, regorgeant de séquences inoubliables et de moments forts, eux-mêmes appuyés par la mise en scène dantesque de Kubrick. En témoignent la scène du bar entre le barman et Jack, celle où ce dernier prend une hache pour découper sa famille ou encore cet impressionnant flot de sang se déversant via les ascenseurs de l’hôtel. Esthétiquement parfait, référence cinématographique certaine à l’influence prépondérante sur le 7e Art, l’œuvre de Kubrick reste sans aucun doute aujourd’hui l’une de ses plus marquantes. Ce bien lourd héritage échoue désormais entre les mains de Flanagan qui doit réussir l’impossible, à savoir respecter l’œuvre de Kubrick et ne pas dénaturer la nouvelle œuvre de Stephen King. Était-il donc nécessaire de rappeler l’importance d’un film pilier du genre ? Irrévocablement oui, puisque comprendre Doctor Sleep et son univers nécessite de revisiter Shining et ses fantômes du passé.
Les mondes de King et de Kubrick ont été source d’une pression incroyable depuis deux ans. J’aime leurs deux visions de Shining pour des raisons différentes, mais je ne voulais prendre aucune décision irrespectueuse envers l’un et l’autre. […] Ce qui m’a sauvé, c’est le roman de Doctor Sleep qui raconte avant tout la guérison de Danny et sa relation avec Abra. J’ai senti que si on se concentrait là-dessus, si on évitait de regarder dans le rétro toutes les cinq minutes, alors le reste allait marcher.
Faut-il le rappeler, pour Hollywood, l’art, et plus particulièrement l’industrie cinématographique, reste simplement et uniquement du business. Un projet naît donc assez rarement de la seule initiative d’un réalisateur. Le développement de Doctor Sleep, comme toutes les adaptations des œuvres de Stephen King, passera donc de mains en mains, qu’il s’agisse d’un cinéaste bankable ou confirmé. Tout commence plus précisément dès 2014. Glen Mazzara (scénariste pour The Walking Dead) écrit une première version du scénario et Mark Romanek (réalisateur de Never Let me go (2010) et Photo Obsession en 2002) est contacté pour en être le réalisateur. Le projet traîne… Deux ans plus tard, il est annoncé qu’Akiva Goldsman (scénariste du film de Ron Howard, Un Homme d’Exception, sorti en 2001, et de Je suis une Légende de Francis Lawrence en 2007) écrit une nouvelle version du script. Une fois encore, le développement du projet n’avance toujours pas… Il faudra attendre le succès du film Ça (Andrés Muschietti, 2017) et ses 800 millions de dollars pour persuader les producteurs d’accélérer la production. Mike Flanagan s’apprête quant à lui à connaître un franc succès avec The Haunting of Hill House. Le cinéaste se retrouve donc engagé sur la production de Stephen King pour réviser le scénario de Goldsman avant de le mettre en scène. La production de Docteur Sleep constitue donc un cas d’école puisqu’elle voit défiler un auteur indépendant vénéré par la profession puis un bleu qui a réussi dans le cinéma de genre, pris sous l’aile du réalisateur de E.T., et chouchou d’une plate-forme SVOD. Seul le nom de King à la production, dont on connaît les piètres qualités de metteur en scène depuis son incartade dans la profession avec Maximum Overdrive (1986), pourrait nous inquiéter. Fort heureusement, Doctor Sleep s’avère être une franche réussite. De quoi nous confirmer que plus de trente ans après Poltergeist (Tobe Hooper, 1982), le flair de Spielberg reste intact ! Mike Flanagan a en effet réussi là même où beaucoup de cinéastes auraient échoué.

L’Hôtel Overlook de Shining © Andrew Jones

Le manoir de Hill House © Netflix
HERE’S DANNY !
Doctor Sleep peut enfin être adapté, 39 ans après la sortie du Shining de Stanley Kubrick. Trente-six ans après l’affaire de l’Overlook Hotel, Danny Torrance, sensiblement brisé, doit se battre pour tenter de trouver un semblant de sérénité. Sa rencontre avec Billy Freeman, un homme ordinaire qui a connu également des galères dans sa vie, le prend sous son aile et l’aide à vaincre ses démons pour ainsi retrouver une vie équilibrée. Lorsque Danny rencontre Abra, une adolescente possédant comme lui le « shining », ses vieux démons refont surface. Car la jeune fille, sachant que Danny a les mêmes pouvoirs qu’elle, a besoin de son aide. Forte et consciente de ses capacités mentales extra-sensorielles, elle cherche à lutter contre la redoutable Rose O’Hara et son groupe de « vampires » qui se nourrissent des dons de jeunes enfants détenteurs du même pouvoir pour gagner l’immortalité. Dan et Abra s’engagent dans un combat sans merci contre Rose. Celui-ci ne peut plus se cacher et n’a donc pas d’autre choix que d’aider cette jeune fille, même s’il doit affronter ses peurs, réveiller les fantômes du passé et donc retourner à l’Overlook Hotel.

© Warner Bros
PANIQUE À L’HÔTEL
Les fans peuvent être soulagés tant Mike Flanagan multiplie les déclarations d’amour à King et à Kubrick, mais surtout au cinéma et au mode de narration qui lui est propre. Le nouveau poulain de Spielberg s’en donne à cœur joie. Le dernier à vouloir se frotter à l’oeuvre de Kubrick n’était d’ailleurs autre que… Spielberg lui-même (étonnant, n’est-ce pas ?) dans Ready Player One (2018) où l’approche du maître s’avère cependant intrinsèquement différente. Celui-ci recourant alors à la pop culture pour rendre hommage à son ami Kubrick. Flanagan emprunte quant à lui un chemin pour le moins « balisé ». N’oublions pas que King reste également omniprésent. Sa priorité, donc : raconter la vie de Danny Torrance aujourd’hui. L’Overlook Hotel servira essentiellement de toile de fond pour mieux comprendre les traumatismes du personnage. Aussi Flanagan a-t-il compris qu’il ne pouvait rivaliser face au monolithique Kubrick. Les vingt premières minutes du métrage consisteront donc à dépeindre les problèmes psychologiques (relativement simplifiés) de Danny en lien avec son enfance reproduite à l’identique de son point de vue. Les personnages incarnés par Shelley Duvall et Jack Nicholson apparaissent donc à nouveau dans ce chapitre aux côtés de Dick Hallorann, le cuisinier de l’hôtel détenteur du « shining ». Exit le casting de la première heure puisque, à en croire Flanagan, « recréer numériquement la performance serait insolent envers Kubrick et Nicholson ». Le pari, gagné à l’arrivée, insuffle au film l’efficacité et le panache nécessaires au cinéaste qui nous attire l’air de rien dans ses filets. La méthode spielbergienne ensuite appliquée au casting (une star qui côtoie une révélation) achève de nous séduire. Ewan McGregor, bien discret depuis un certain temps (passons outre son passage chez Winnie l’ourson l’an dernier) n’en finit pas de nous étonner dans son interprétation de Danny désormais en charge de protéger la jeune Abra Stone, une enfant lumière. Cette dernière, c’est Kyliegh Curran, actrice inconnue au bataillon qui obtient là son premier rôle au cinéma, mais également prochaine vedette d’une nouvelle série produite par Disney, Sulphur Springs. On retrouve également face à elle l’excellente la bien vilaine Rose O’Hara incarnée par Rebecca Ferguson vue récemment dans Mission Impossible 6 (Christopher McQuarrie, 2018) et The Greatest Showman (Michael Grassey, 2018), mais aussi le sympathique Cliff Curtis (ici Billy Freeman), acteur de second rôle croisé dans Fast and Furious Presents : Hobbs and Shaw (David Leitch, 2019) ou En eaux troubles (Jon Turteltaub, 2018).

© Warner Bros

© Warner Bros
Flanagan parvient à diriger brillamment ses acteurs jusqu’à un climax tout à la fois pesant et effrayant, subtilement mis en scène grâce à des jeux d’ombres et aux jump scares efficaces. S’y ajoutent quelques scènes trash menées d’une main de maître pour densifier un scénario à la fois intrigant et diablement surprenant. Le cinéaste se permet même de briser un tabou hollywoodien en tournant une séquence du meurtre d’un enfant (joué par l’excellent Jacob Tremblay), d’une violence extrême. Le dispositif culmine au terme de deux heures dans un final qui nous ramène entre les murs de l’Overlook Hotel de façon magistrale.
Le spectateur se retrouve ainsi littéralement happé par la tension qui ne décroît que rarement jusqu’à un dénouement réussi. Mais si Flanagan sait cadrer et agencer ses plans, c’est avant tout parce qu’il sait réunir une fine équipe depuis son passage chez Netflix, et notamment Michael Fimognari à la caméra. Les effets spéciaux sophistiqués (assurés par Method Studios, RISE et Secret Lab) révèlent une approche artisanale chère à tonton Spielberg. Et n’oublions pas le thème sinistre mais ô combien génialissime de Shining, composé par Walter Carlos qui ouvre le bal et nous fait entrer, à nouveau dans l’univers infernal de Shining désormais entre les mains des Newton Brothers. Doctor Sleep s’avère être une réussite en tout point, interprété à la perfection, provoquant même nos frayeurs d’enfance. Flanagan n’essaie non pas de faire du Kubrick ni même du King : il réalisé tout simplement un film personnel, par ailleurs excellent. Le ton feutré et l’intrigue captivante de Doctor Sleep ne manqueront pas à l’avenir d’en faire une référence du genre. Kubrick peut être rassuré depuis l’Overlook Hotel où il se cache probablement en attendant de dévorer Stephen King.

© Mark Levy
La première fois qu’on a mis les pieds sur le plateau, c’était comme entrer dans une église. Pas un bruit, personne n’osait toucher quoi que soit. On était aussi émerveillés que perturbés. C’est un endroit qui existe dans notre esprit depuis tant d’années que de pouvoir s’y promener physiquement file le tournis. Je me suis dit que si je pouvais retranscrire à l’écran juste un soupçon de ce qu’on a ressenti à ce moment-là, ça valait le coup de faire ce film.
Doctor Sleep (2019 – États-Unis). Réalisation : Mike Flanagan. Scénario : David Goyer, Justin Rhodes et Billy Ray. Avec : Ewan McGregor, Rebecca Ferguson, Kyliegh Curran, Cliff Curtis et Bruce Greenwood. Chef opérateur : Michael Fimognari. Musique : The Newton Brothers. Production : Stephen King, Trevor Macy et Jon Berg – Warner Bros. Format : 1,85:1. Durée : 151 minutes.
En salle le 30 octobre 2019.
Copyright photo de couverture : Warner Bros./The Ringer.