Chaque film pose une question. Par exemple pour Jurassic Park (S. Spielberg, 1993) : que se passerait-il si les dinosaures existaient à notre époque ? Pour Un jour sans fin (H. Ramis, 1993) : que ferait on si nous vivions la même journée en boucle ? Pour Nomadland (C. Zhao, 2020) : Qu’est-ce que je fais dans cette salle, et qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Pour Cruella, c’est un peu moins simple. Mais quoi qu’on puisse attendre du film, qu’on ait connu Les 101 Dalmatiens (1961) ou pas, et qu’on ait connu les adaptations avec Glenn Close ou pas, le film semble développer cette question : d’où vient le Mal ?
LA DÉBILE S’HABILLE EN PRADA
Quelle sont les origines du Mal ? Et il est né ? Acquis ? Est-ce une question d’éducation, de parcours, de traumas ? En voulant remonter aux origines secrètes d’une méchante emblématique d’un dessin animé devenu un classique, Disney s’est mis dans une impasse. Soit le film prenait le parti de raconter les origines de Cruella et dans ce cas il se devait de démontrer comment cette femme pouvait en arriver à vouloir tuer des chiens sans le moindre remord avec un ego explosif, ou alors il se devait de présenter un personnage tellement pire que Cruella qu’on ne pouvait que prendre le parti de son héroïne, à la façon d’un The Devil’s Rejects (R. Zombie, 2005). Hélas le film échoue sur les deux tableaux. Né d’un désir opportuniste de vouloir singer le succès du film Joker (T. Phillips, 2019) tout en reprenant l’idée phare du film Maléfique (R. Stromberg, 2014) avec Angelina Jolie, Cruella à été produit en dépit de tout bon sens comme une idée qui pouvait paraître géniale sur le papier pour tout producteur – mais qui dans les faits ne pouvait pas fonctionner. À partir du moment où Cruella est désignée comme le personnage principal d’un film Disney et non pas son antagoniste (ce qu’exploitait très bien la version avec Glenn Close et même sa suite avec Gérard Depardieu), elle ne pouvait devenir qu’une héroïne. Le seul maigre espoir d’échapper à une version lisse du personnage aurait été d’en faire une anti-héroïne. Mais ici Emma Stone, qui cabotine deux scènes sur trois, est piégée par un scénario qui l’oblige a jouer une fausse méchante. Elle joue une victime qui cherche à se venger de la mort de sa mère adoptive puis sans raison, elle se met à adopter les mimiques et la personnalité de la vraie méchante du film jouée par Emma Thompson qui est ni plus ni moins qu’une sorte de Cruella avant Cruella. Mais au lieu de devenir une psychopathe en son propre nom, cette Cruella est une fausse méchante qui à chaque fois qu’elle sort des rails pour commettre un acte répréhensible, semble se retourner vers un personnage secondaire pour lui dire : « Mais non, je suis pas vraiment méchante en fait ». Or, nous raconter les origines de Cruella n’aurait eu de sens que si on avait compris comment cette femme était devenue le personnage qu’elle est au début du dessin animé Les 101 Dalmatiens. C’est un mensonge. Une arnaque. La Cruella que nous voyons ici ne sera jamais la Cruella du dessin animé. Attention, pas juste une version différente, mais bien tout sauf Cruella. Car qu’est-ce qui définit Cruella ? C’est une vieille femme acariâtre, excentrique, solitaire, cruelle évidemment, criminelle, pas juste délinquante, qui veut tuer des chiots pour en faire des manteaux. Ici, elle est jeune (alors que le film insiste bêtement pour nous dire qu’il ne se déroule que quelques années à peine avant Les 101 Dalmatiens), elle n’est jamais criminelle, elle est guidée par un sentiment de justice, son excentricité n’est qu’un masque et pas sa vraie nature (ses amis insistent dessus environ vingt fois sur ce point), elle est amicale, elle kidnappe des chiens mais en prend soin car elle adore les animaux et bien sûr, elle n’est jamais véritablement cruelle. Elle est l’antithèse totale de la vraie Cruella et ne le deviendra jamais. Bravo, Disney : vous avez pris une icône pour encore une fois en faire de la bouillie !

© Laurie Sparham/Disney

© Laurie Sparham/Disney
IVRE, SAINT-LAURENT CHEZ DISNEY
Tout ce qu’on aura, c’est une version délavée du Diable s’habille en Prada (D. Frankel, 2006) dans l’univers de la haute couture, l’originalité ou la comédie en moins, avec du défilé de mode pompeux pendant deux longues heures à l’esthétique cheap et ringarde, boursouflée de gags usés et de retournements de situation aussi crétins que prévisibles. Plus stupide encore, le film se permet de développer implicitement la théorie selon laquelle le Mal est génétique, héréditaire. Il y a quelque chose qui a attrait à l’eugénisme dans ce scénario qui fait froid dans le dos. Un déterminisme social qui repousse violemment toute idée d’émancipation, et c’est certainement la seule chose véritablement maléfique du film. Tout ceci aurait pu mieux tourner. Avec le réalisateur de Moi, Tonya (2017) à la barre, il y aurait eu matière à un anti-Joker qui aurait pu sortir des rails déjà très consensuels de Maléfique et nous montrer une vraie descente aux enfers pour cette méchante si le film avait eu le courage de la montrer comme une antagoniste et de créer, pourquoi pas, des héros ou des héroïnes auxquels on aurait pu se raccrocher. Au lieu de ça, nous avons des héros qui ne font pas grand chose, une méchante aussi passive pendant plus de deux heures, et une anti-héroïne qui change de ton et d’attitude toutes les deux scènes de façon aléatoire et ridicule, sans crédibilité ni progression logique. Et si le film est plutôt joliment emballé visuellement, il reste tellement plat en termes d’écriture et de mise en scène qu’il ne raconte absolument rien et certainement pas la nature du Mal ou ce qui peut constituer ses origines. C’est un produit purement cosmétique, l’équivalent d’une pub pour parfum, et indigne du message porté par Les 101 Dalmatiens d’origine qui affichait fièrement un propos anti-fourrure et anti-spéciste des décennies avant que cela deviennent un sujet à la mode. Dans ces conditions, le film est long, lent et franchement énervant pour quiconque porte du respect à ce que sont les méchants de cinéma et à ce qu’ils représentent. C’est important les méchants de cinéma. C’est grâce à eux qu’on se construit aussi quand on est enfant, par opposition. On a besoin de méchants emblématiques. On a besoin de Dark Vador, de Voldemort, de Sauron. Parce que c’est la démonstration du Mal absolu qui nous sert de repère moral. Alors, on peut accepter que des figures emblématiques évoluent, aient des nuances, développent des nouvelles origines ou des traumas qui nous permettent de les comprendre où d’adopter leur point de vue. Mais cela perd tout son sens si ces méchants ne sont plus des méchants et deviennent justes des héros, valeureux, courageux, et sans reproche. Éliminer tout ce qui faisait de Cruella sa nature, ce n’est pas élargir la définition de ce que peut être ce personnage mais c’est réduire la vision de ce monde et de ses possibilités. Car il n’y a aucune possibilité narrative pour que cette Cruella se mette soudainement à vouloir tuer des animaux pour en faire des manteaux. Et dans ce cas cela n’a aucun sens de faire un film qui s’appelle Cruella si jamais, à aucun moment virgule il ne montre le personnage éponyme. C’est donc une absurdité, un contre-sens, camouflé par une campagne marketing basée sur la seule idée de faire de son actrice un emblème cosmétique, ce qu’elle était déjà dans la vraie vie depuis plus de 10 ans. Et si faire d’un méchant un objet fétiche de consommation en le réduisant à un jouet de Happy Meal, ça n’était pas ça, la vraie nature du Mal ?
Cruella (2021 – États-Unis) ; Réalisation : Craig Gillespie. Scénario : Tony McNamara, Dana Fox, Steve Zissis, Kelly Marcel, Aline Brosh McKenna et Jez Butterworth d’après l’oeuvre de Dodie Smith. Avec : Emma Stone, Emma Thompson, Joel Fry, Paul Walter Hauser, Mark Strong, Emily Beecham, Kirby Howell-Baptiste, John McCrea, Jamie Demetriou, Haruka Abe, Ed Birch, Tipper Seifert-Cleveland, Abraham Popoola, Evie Wray, Sid Sagar, Billie Gadsdon, Michelle Greenidge, Waleed Akhtar, Jack Barry, Ninette Finch, Tom Turner et Ed Kear. Chef opérateur : Nicolas Karakatsanis. Musique : Nicholas Britell et Susan Jacobs. Production : Kristin Burr, Andrew Gunn, Marc Platt (III), Aline Brosh McKenna, Glenn Close, Jared LeBoff, Emma Stone, Jessica Virtue et Michelle Wright – Walt Disney Company. Format : 1.85:1. Durée : 134 minutes.
En salle le 23 juin 2021.
Copyright illustration en couverture : Scott Laven/Disney.