Pour son premier film, Antoine Russbach se lance dans le projet ambitieux d’une trilogie qui suivrait le modèle médiéval. On aurait ainsi représenté la noblesse (ceux qui combattent), le clergé (ceux qui prient), et avec son premier film : le tiers état, Ceux qui travaillent. Le cinéaste entend ainsi « mettre en évidence la difficulté de trouver sa propre place aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait dans une société traditionnelle ». Avec le personnage de Frank (Olivier Gourmet), Russbach parvient à transmettre cette perte de repères identitaires sans véritablement convaincre…
Frankenstein
Si nous avons appelé notre personnage central Frank, c’est en référence au monstre de Frankenstein.
Et en effet, quel monstre ! Frank ne vit que pour son travail de cadre supérieur dans une compagnie de fret maritime. Cependant, lorsqu’une situation le pousse à devoir faire un choix entre l’argent et l’humain, il choisit l’argent, ce qui lui « coûte » (ironie du sort) son emploi. Le film suit ainsi les conséquences entraînées par son chômage – sur son entourage, sa réputation, et son moral. Autant le dire tout de suite, Frank est un personnage antipathique. Comme la plupart des protagonistes à l’écran par ailleurs. Leur monstruosité apparait également chez les enfants, notamment lorsque l’un d’eux annonce à son père qu’il se moque de n’être proche de lui tant qu’il peut conserver son rythme de vie. L’argent est en effet l’un des personnages principaux du film. Cet argent qui pousse Frank à l’irréparable, cet argent qu’on lui offre pour un travail encore plus infect, cet argent qu’il distribue à ses enfants comme s’il n’était pas sale. Cet argent nourrit le monstre qu’incarnent Frank et son entourage, accréditant la thèse d’un système capitaliste remodelant ses acteurs à sa guise. Antoine Russbach explique, lui, que « Frank est un peu la créature que nous avons fabriquée, que l’on désigne facilement en la condamnant, mais ce qu’elle fait nous arrange ». Le film ne prend en revanche parti ni pour le pro ou l’anti-capitalisme. Franck semble être simplement une créature dénuée de sentiment. Cette impression se confirme lors d’un entretien à la suite de son entrée en chômage, où son profil est créé lors d’un interrogatoire. Frank n’est ni un rêveur ni un sentimental. Sa rigidité, loin du Frankenstein de Mary Shelley, n’a d’égale que son statut d’actif. La créature mythique de la littérature fantastique revêtait certes une apparence immonde… Qu’elle ne devait qu’à son créateur maléfique. Frank, quant à lui, ne doit sa monstruosité qu’au système qui l’a façonné. On ne lui souhaite ainsi aucun espoir de rédemption tant il se révèle dans l’incapacité de percevoir l’horreur de ses actes. Seule nous étreint l’envie de le quitter dans les plus brefs délais.

© Condor Films
FLOU DE MOUVEMENT
Ceux qui travaillent entretient une bien trop inquiétant ressemblance avec l’apparence rigide et froide de Frank. Les choix esthétiques de mise en scène abondent ainsi en ce sens, selon la volonté de son réalisateur. Les plans rapprochés constants qui suivent les personnages, refusant de nous livrer leurs émotions – s’ils en ont -, avec une focale de 50 mm trouvent ainsi leur justification profonde. Quant aux inspirations évidentes, comment ne pas songer au langien M Le maudit (1931) et au cinéma des frères Dardenne ? La retenue glaciale, pour ne pas dire glaçante, du personnage principal se répercute invariablement sur l’esthétique du film qui finit par souffrir de longueur (malgré ses 105 minutes) et d’une forme d’ascétisme presque insupportables. L’ouverture de Ceux qui travaillent ne manque pourtant d’efficacité dans la présentation de Frank pris dans son terne quotidien. L’arrivée du chômage met un frein à ce semblant de rythme pour mener le spectateurs vers les routes infinies de l’ennui, le cinéaste cumulant les lieux communs sur un sujet certes rabattu. Aussi pourra-t-on affirmer que le film ne cesse à partir de là de « tourner autour du pot ». Il ne nous reste donc plus qu’à fixer pendant une centaine de minutes le crâne d’Olivier Gourmet dans un environnement terne et stagnant, out of focus. « Lymphatique ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » demande Frank. Mollesse, lenteur, nonchalance… Loin des malaises et tensions tant espérés. Nous nous retrouvons inévitablement plongés dans un silence sans fond. Le regard et les oreilles du spectateur se perdent à mesure que le film refuse de se donner.
Ceux qui travaillent
Ceux qui travaillent impose le point de vue de Franck en le suivant constamment dans des plans rapprochés. Ainsi, le point de vue du personnage est considéré comme le meilleur pour représenter « ceux qui transportent la nourriture » – ce qui était le but de Russbach avec ce film, à savoir montrer « qui nous nourrit ». Mais Franck ne travaille pas pendant la majorité du film. De plus, on ne découvre réellement « ceux qui travaillent » qu’à la fin du film, lorsqu’il emmène sa fille suivre les étapes d’acheminement de la nourriture. Dans toute cette chaîne qui nous est présentée, il est justement difficile de comprendre pourquoi le point de vue de Franck a été choisi pour montrer ceux qui nous nourrissent. D’ailleurs, sans la scène dans le supermarché à la fin du film, la réelle intention du réalisateur ne semble pas manifeste. La nourriture est présente pourtant tout au long de l’oeuvre, dans l’anecdote de Franck lors de son repas de famille, avec ses sandwichs qu’il déguste loin de sa famille, ou bien encore à l’occasion des petits-déjeuners qu’il apporte avec sa plus jeune fille.

© Condor Films
Mais au lieu de jouer avec cette idée d’opulence en opposition avec ce que le personnage de Franck a connu dans son enfance, les plats représentés sont toujours minuscules, juste des accessoires dans le plan, sans que l’on ne comprenne qu’il s’agit du vrai sujet. Ce jambon que Franck mange en avouant à sa femme la cause de son chômage pourrait être tellement plus symbolique si la mise en scène avait été un peu bousculée… Aussi, le personnage du capitaine que l’on découvre en chair et en os à la fin du film aurait pu constituer un point de vue beaucoup plus intéressant pour l’intention du film. Même en conservant une mise en scène rigide, le point de vue du capitaine, en jouant aussi avec la figure invisible du patron à l’autre bout du téléphone, aurait réellement montré ceux qui travaillent, ceux qui font le vrai sale boulot, pas seulement ceux qui le commandent. Franck est celui qui commande, pas celui qui travaille. En conclusion, la mise en scène à la fois lymphatique et rigide ne permet pas de capter l’attention durant la totalité du film. Aucun des personnages ne nous intéresse réellement. Franck est le personnage le plus travaillé, et pourtant il reste vide. Il n’est nullement question de remettre en doute l’intérêt et l’ambition du sujet, mais Ceux qui travaillent se trompe dans son choix de point de vue et ne parvient pas à mettre en scène ses intentions, tout simplement.
Ceux qui travaillent (2018 – Belgique-Suisse) ; Réalisation : Antoine Russbach. Scénario : Emmanuel Marre, Antoine Russbach avec l’aide de Catherine Paillé. Avec : Olivier Gourmet, Adèle Bochatay, Louka Minnella, Isaline Prévost, Delphine Bibet. Chef opérateur : Denis Jutzeler. Production : Elodie Brunner, Bernard De Dessus les Moustier, Olivier Dubois, Thierry Spicher et Elena Tatti. Format : 1,85:1. Durée : 102 minutes.
En salle le 25 septembre 2019.