On a à peu près tout dit sur Assaut (1976), vrai/faux premier film de John Carpenter : un « coup de maître », un « [film] coup de poing » d’une « grande force visuelle » porté par « la virtuosité [de son] récit »… Vrai donc, car le métrage n’est signé que du seul nom du Maître de l’Horreur. Mais faux puisque Big John a auparavant apposé sa patte sur le scénario du court-métrage La Résurrection de Broncho Billy (1971) – sa seule œuvre oscarisée à ce jour – mais surtout sur son premier long de fin d’étude à l’USC, le loufoque Dark Star (1974) co-écrit avec son célèbre camarade Dan O’Bannon, père du Xénomorphe (Alien, 1979). Assault on Precinct 13 n’est à ce titre rien d’autre que la déclaration d’indépendance d’un plouc originaire du Kentucky qui ne s’accommodera jamais des conventions hollywoodiennes…
DE RIO BRAVO AU GHETTO D’ANDERSON
De « precinct 13 » (« commissariat 13 »), il ne sera pas question tout au long de ces courtes mais intenses 91 minutes. Le poste de police n’existe tout simplement pas. Ou du moins n’est-il mentionné clairement ni à l’image ni dans les dialogues. L’action d’Assaut se concentre dans et autour du « precinct 9, divison 13 », dernier avant-poste de la bonne vieille loi ricaine sur le point de fermer ses portes au cœur d’Anderson, un ghetto du sud de Los Angeles. On y affecte le lieutenant Ethan Bishop (Austin Stoker) pour garder de nuit les locaux quasi-désertés, quelques heures avant qu’une coupure d’électricité ne scelle le destin du central. Suivant le mantra si cher à John McClane (« toujours au mauvais endroit, au mauvais moment »), notre brave policier se retrouve embringué dans l’assaut vengeur d’un gang, le Street Thunder, à la poursuite d’un père de famille qui a tué l’un des leurs en représailles de l’assassinat de sa petite fille et a donc trouvé refuge au central 9 pour s’éviter davantage d’ennuis. Bishop doit aussi se coltiner un convoi de prisonniers venu faire une halte pour soigner un détenu. La présence parmi eux du célèbre criminel Napoleon Wilson (Darwin Joston) ne lui promet pas non plus de passer une nuit de tout repos… Un pitch simple, clair, court et efficace. Ce secret du storytelling sans fioritures, Big John le tient de son aîné, Howard Hawks, le renard argenté d’Hollywood, qu’il préfère d’ailleurs à John Ford, trop irlandais, trop sentimental à son goût. Mieux : Assaut revisite son western le plus célèbre, Rio Bravo (1959). John Wayne y incarne un shérif solitaire (tiens donc…), obligé de composer avec une bande de désaxés (bizarre…) pour faire face à un gang de tueurs (… Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre…) qui a pris d’assaut le patelin éponyme. John Carpenter pousse le vice jusqu’à intituler son scénario The Anderson Alamo et à se créditer lui-même au montage sous le pseudonyme de John T. Chance, personnage campé par le Duke dans la bobine de Hawks. Le clin d’œil relève, certes, aujourd’hui de l’anecdotique, mais au beau milieu des années 70, c’est une petite contre-révolution.

© Rena Small

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L’époque est à la mélancolie altmanienne dans la cité des Anges : Warren Beatty se la joue virtuose du brushing sur les hauteurs de Beverly Hills (Shampoo, 1975) pendant qu’Elliott Gould « Marlowe » traîne ses guêtres sur Sunset Boulevard, plus crépusculaire que jamais (Le Privé, 1973). Il faut orienter son regard un peu plus au nord ou à l’est pour trouver les histoires de durs qu’affectionne tant Carpenter, celles de l’inspecteur Callahan à Frisco (Dirty Harry) ou de l’architecte newyorkais Paul Kersey reconverti en « vigilante » dans Death Wish, premier du nom (M. Winner, 1974). Assaut est en réalité un film-éponge imprégné de ces influences paradoxales. Ses protagonistes apathiques baignent dans la torpeur de Los Angeles où végète le privé Marlowe. Le ghetto d’Anderson est un no man’s land poisseux angoissant où la violence aveugle peut surgir à tout moment, comme chez Michael Winner. La nostalgie du western old school transpire dans ces étendues urbaines désertiques capturées en CinémaScope par un desperado qui ne rêve que de duels au Colt dans les règles de l’art. Sans budget pour se payer des chevaux et des tomahawks, John Carpenter troque cowboys et Indiens contre un flic, une poignée de taulards et un gang de fous furieux armés jusqu’aux dents. Son huis-clos morbide vibre aux sons des fusils à pompe en réponse aux silencieux d’un ennemi maléfique, adepte des pactes de sang – une scène censurée à sa première sortie en salle avant d’être réintégrée au montage dans l’édition DVD de Metropolitan Filmexport datée de 2012. On ne dévisagera d’ailleurs jamais les visages des tueurs filmés comme une seule et même horde – la même, d’ailleurs, qui végète dans le brouillard morbide de Fog (1981). Le mal ne cessera d’être contagieux dans la matrice carpenterienne. Il atteindra son pic épidémique avec Prince des ténèbres (1987), Ghosts of Mars, ultime soubresaut, se chargeant « d’aplatir la courbe ». Big John lui oppose le code d’honneur hawksien : celui de la camaraderie virile, faite de respect et de loyauté par-delà les sexes et les classes sociales. Napoleon Wilson et Bishop parviendront à se frayer un chemin dans cette longue nuit à condition de signer un pacte de confiance tacite. Leigh, la secrétaire ténébreuse campée par la trop rare Laurie Zimmer, encaisse et donne les coups sans broncher, à égalité avec les hommes. Son regard glace le sang comme autrefois celui de Bacall dans Le Port de l’angoisse (1944). C’est une final girl avant l’heure, investie dans l’action et sexuellement inexpugnable. Leigh ouvre ainsi la voie à la virginale Laurie Strode de La Nuit des masques (1978)…

© Rena Small

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CARPENTER À L’ASSAUT DE HOLLYWOOD
Assaut a choqué « l’Amérique moyenne qui vient juger [les] films [de John Carpenter] » en salle. Assaut choque encore aujourd’hui le petit bourgeois dans les multiplexes déserts. La cigarette, d’abord. Fumeur invétéré, Big John s’amuse à placer une cigarette entre les lèvres de ses personnages par tous les moyens. Mieux : se griller une sèche devient à l’écran le signe d’une liberté à reconquérir. Napoleon Wilson, doublement prisonnier – d’une geôle et d’un monde qui l’a condamné d’avance (un pasteur lui a signifié un jour que la mort « semble marcher à ses côtés ») – quémande inlassablement une cigarette, énième gimmick hawksien. L’enjeu existentiel rééquilibre également les rapports de force entre les genres puisque Leigh lui procurera son Graal et « l’allumera » littéralement. La clope fait basculer un monde et ses valeurs au terme d’Assaut comme le craquement d’une allumette suffit à Snake Plissken pour éteindre une civilisation toute entière dans Los Angeles 2013 (1996). Ce sont enfin des « cigarettes burns » [les « brûlures de cigarettes » renvoient au marquage circulaire sur une pellicule pour signifier la fin prochaine d’une bobine au projectionniste, NDLR] qui annoncent La Fin absolue du monde dans l’épisode éponyme de l’anthologie télévisée Les Maîtres de l’horreur (2005-2007) que Carpenter a réalisé au terme de sa carrière de cinéaste. Les tabous, ensuite. Non content d’avoir imprimé sur celluloïd la combustion d’une cigarette, geste désormais hautement subversif à l’heure où le mastodonte Disney expurge le tabac de ses productions – un comble, soit dit en passant, de la part d’une firme fondée par un fumeur compulsif ( !) – Big John transgresse l’un des derniers interdits majeurs à Hollywood : la représentation graphique de l’infanticide. La fameuse « scène du camion à glace » – l’un des loubards armés du Street Thunder tire droit dans le cœur d’une blondinette – ébranle par sa sécheresse viscérale. La rétine, elle, ne se remet jamais vraiment de l’image que Carpenter imprime à sa surface. Il faudra attendre pas moins de 26 ans pour découvrir la séquence dans son intégralité en France. Aux États-Unis, puritanisme oblige, la censure contraint le réalisateur à cisailler sa bobine sous la menace d’une classification X. Le pied-de-nez est double : John Carpenter contrevient aux bonnes meurs en même temps qu’il dézingue Hollywood. Car l’interprète de la jeune victime, Kim Richards, est alors une petite égérie du studio Disney, qu’on soupçonne être un vivier inestimable aux yeux de Carpenter puisqu’il y repêchera aussi Kurt Russell pour son Roman d’Elvis (1979) mais surtout pour son dystopique New York 1997 (1981).

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La politique, enfin. Big John plante sa caméra du côté des « justes », une exception dans sa filmographie traversée d’anarchistes (Snake Plissken) et de déclassés (le prolo Roddy Piper dans Invasion Los Angeles). Assaut sème le trouble dans le schéma politique carpenterien en train de s’esquisser. La fonction de Bishop exige de remettre de l’ordre dans le chaos, à la façon du « Dirty » Harry campé par Eastwood, « modèle d’oeucuménisme racial » selon le journaliste Philippe Garnier, à l’origine, d’ailleurs, d’une excellente rétrospective « Good Cop, Bad Cop » à la Cinémathèque en 2017. Carpenter serait-il bel et bien le réac’ sympatoche du cinéma de genre ? La réponse nous plonge dans les zones grises prisées du réalisateur. Bishop est afro-américain, issu du ghetto d’Anderson et rêve de bravoure. Carpenter a grandi à Bowling Green, Kentucky où il a appris « tout ce qu’il y avait à savoir du mal. » « On ne veut pas de héros, mais des hommes qui obéissent aux ordres » assène-t-on à Bishop. Le lieutenant noir et John Carpenter n’ont décidément pas les pieds dans leur époque. L’un roule en effet en Lincoln bleue pour rendre la justice dans une jungle urbaine, l’autre se targue d’avoir collé sur son pare-chocs un sticker à l’effigie de John Wayne. L’un remet de l’ordre dans ce beau bazar grâce à la force du collectif, l’autre puise son indépendance dans la marginalité. On se gardera donc de faire des comparaisons un peu bancales. La plus communément abusive d’entre elles propose une mise en perspective du métrage avec La Nuit des morts-vivant (G. Romero, 1968), également porté par un personnage afro-américain (Duane Jones) aux prises avec des créatures monstrueuses (des zombies) dans un espace clos (une ferme isolée).
Déshumaniser des assaillants suffit-il vraiment à soutenir ce rapprochement douteux ? Car si l’union fait la force côté Carpenter, les coutures du tissu social ne tardent pas à se défaire chez Romero. De même, le premier tourne en Scope et en Metrocolor, le second en monochrome dans un format « académique »… Assaut n’embaume assurément pas l’air de son temps avec son tempo d’une lenteur peu commune que soutient une musique électronique lancinante interprétée au clavier par Carpenter en personne à partir de la ligne de basse de la célèbre « Immigrant Song » de Led Zep’. Indigne de sa première sortie confidentielle aux États-Unis en 1976, ce petit film d’exploitation recèle plus d’un trésor, à condition d’avoir le courage de se perdre dans son univers chaotique au bord de l’explosion. Certes, Assaut n’apportera pas son lot de respiration nécessaire en ces temps covidifés, mais une lecture abusive devrait bien finir par nous avertir définitivement de la contagiosité des masses. « Welcome to the human race ! »

© Films Sans Frontières
Assaut (Assault on precinct 13, 1976 – États-Unis) ; Réalisation et scénario : John Carpenter. Avec : Austin Stoker, Darwin Joston, Laurie Zimmer, Martin West, Kim Richards, Tony Burton, Charles Cyphers, Nancy Kyes, Peter Bruni, John J. Fox, Henry Brandon, Frank Doubleday, Nancy Kyes, Alan Ross, Marc Ross, Peter Frankland, Gilbert De la Pena et Gilman Rankin. Chef opérateur : Douglas Knapp. Musique : John Carpenter. Production : J. S. Kaplan – CKK. Format : 2.39:1. Durée : 91 minutes.
Sortie originale le 5 juillet 1978 / Reprise le 14 octobre 2020.
Copyright illustration en couverture : DR.