The Canyons est une œuvre incommodante pour ne pas dire qu’elle fait de la laideur, une vérité. Elle fonctionne par l’accumulation du déplaisir. La magie du cinéma est ici annihilée, réduite en pornographie, frappée par le sceau d’un pathologique plus désolé que mélancolique.
The Canyons ne frôle pas le désastre, il l’établit par une volonté préméditée et définitive de rompre avec toute possibilité d’illusion. Le rêve américain incarnerait un désenchantement et seuls ses vestiges seraient à regarder. The Canyons est un manifeste du no futur de Hollywood et d’une génération à venir prise dans l’équation désespérée d’une exhibition qui dicterait la célébrité. Le scénariste et réalisateur Paul Schrader a choisi pour cette ode au vide, le seul écrivain pour lequel Hollywood est une viande froide, Bret Easton Ellis. The Canyons raye l’épique et anéantit la fiction d’une intrigue vaseuse jusqu’à désavouer les personnages. On nous laisse entre les lignes dans le nulle part blanc du film là où l’ossature, dégagée du sentiment, règne sur le néant.
En 2013, une ville sombre et entre de son vivant dans les ruines du siècle. Détroit se métamorphose en Atlantide. Le paysage se fossilise pour devenir son squelette. Détroit réverbère en CinémaScope une cause et ses effets. « Welcome to splendeurs et misère du capitalisme », devait-on écrire à l’entrée de la ville. Détroit arriverait dans l’« urbex » et annoncerait à Hollywood son destin. Les phares des voitures et les étoiles en panoramique s’éteindraient peu à peu jusqu’à devenir spectraux. On ne détruit pas ce qui fut. On le numérise. En 2013, Hollywood perçoit à peine l’écho de Détroit, et ce que le crépuscule d’une industrie, née dans le sillage étincelant du cinéma, dont le drive-in fut l’icône, semble lui prédire. Les protagonistes – ces individus comme l’écrivait James Ellroy auxquels ils « restaient trois données exploitables : Dieu, le sexe et les drogues. L’une inhérente à la spiritualité, naïve d’avant 60, les deux autres à celle, désabusée, des générations d’après » – préempte leur tombeau à venir.
En 2013 donc, quand Paul Schrader et Ellis décidèrent de réaliser The Canyons, ils venaient d’échouer à réaliser un projet de film de « terreur sous-marine ». Ils le souhaitaient si ambitieux qu’il aurait détrôné Les Dents de la mer. Leurs producteurs les lâchèrent au dernier moment. La prétention sied mal aux vieux punks désabusés, il fallait revenir à John Fante et « sur la route de Los Angeles », revenir à soi car « le ciel n’existe pas …l’hypothèse du paradis est un pur instrument de propagande forgé par les nantis pour duper les pauvres ». Il n’y aura ni budget, ni fiction seulement une radiographie de ce qui hante désormais l’Occident, de ce qui lui reste, la pornographie, ce néant hypertrophié en horizon, ce regard saturé par l’image, là où meure le hors champs. The Canyons s’accomplit dans ce geste nihiliste où rien n’est à espérer. Une praxis plus qu’un film où s’engendre l’inéluctable sécession du regard, claustré dans un labyrinthe de vacuité, où plus rien ne l’authentifie dans son désir définitivement terrassé par l’injonction totalitaire de l’image/jouissance. The Canyons n’est pas un film de série B, c’est un film sur la fin de l’émerveillement cinématographique. Et s’il emprunte au genre de seconde zone, c’est que la réalité lui est toujours plus proche, que l’image du scabreux envahit les êtres bien plus profondément que la poésie. The Canyons se regarderait ainsi dans l’inexorable misère existentielle d’un Los Angeles spectral aux allures de Motor City abandonnée où tous les rêves sont éteints.
Tout commence par des photographies, comme par un noir. Des clichés des cinémas et des théâtres de Los Angeles en friche se succèdent comme autant de mausolée où se rappelle un temps qui n’est déjà plus. Ils sont clos, plus que fermés, fantomatiques. Il n’y a personne et ce manque évoque plus que la perte, une disparition, la fin du langage en quelque sorte. Le silence matérialise l’irrémédiable mutisme du regard passé sur l’image présente. Tout ce qui suivra s’inscrit dans cette ouverture étrange puisque l’inconscient y entend le mot Fin. On ne peut soupçonner l’homme qui écrivit Taxi Driver de Scorsese ou encore d’Obsession de Brian de Palma d’ignorer l’ennui redondent de son scénario et encore moins quand il s’accompagne à l’écriture de l’auteur d’American Psycho. Pour ces deux apôtres de la société du spectacle annonciatrice de l’empire narcissique, la vacuité ferait signe sans pour autant faire sens. Tout dans The Canyons vise à « formoliser » nos émotions, enclos dans le coma du regard. L’anarque du récit n’est pas réalisée pour nous « a/voir », mais nous installe dans l’aliénation. Rien n’est jamais nécessaire dans le film, ni les scènes – nommées à tort sulfureuses – ni le crime sanglant, et encore moins les jours qui s’égrènent sur l’écran pour nous donner un artificiel sentiment d’urgence. Le factice est l’outil qui soutient l’ambition des personnages. Ils agissent dans les déterminismes masculin/féminin, regardé/voyeur.
The Canyons sillonne toutes les possibilités de l’indigence des êtres et l’inévitable tragédie que l’objectivation d’autrui achève. Et si l’on voit The Canyons sans le regarder pour ce qu’il donne à montrer, on tombe dans le malaise du regard. Tout est question de cet « être vu qui me constitue comme un être sans défense pour une liberté qui n’est pas ma liberté ». Le personnage joué par Lindsay Lohan, starlette Disney puis « objet » de tous les scandales, est le visage de ce vertige. Elle incarne une anxiété dont elle ignore le mobile. Elle emprunte l’imparable trajectoire de la femme objet de désir crucifié en objet de jouissance. Elle révoque la fable hollywoodienne. Elle est la sépulture de la Kim Basinger de 9 semaines1/2, qui elle-même avait trouvé son échappatoire en incarnant une prostituée, sosie de Lana Turner dans LA Confidential. La femme fatale ou femme enfant a disparu pour laisser place à l’obscénité forcément morbide de ce corps dealé, toujours en danger. Un danger « qui n’est pas un accident mais la structure permanente de l’être pour autrui », disait Sartre. The Canyons autopsie un holocauste, celui de l’amour autant que celui du cinéma. Si à sa sortie il ne fut pas compris, aujourd’hui on peut le revoir en pensant peut-être aux mots d’Ellis : « J’en conclu avec une irrévocabilité pénible que le temps du tout est possible était terminé faire ce que l’on veut quand on veut c’était de l’histoire ancienne. Tout était dans le passé et allait le rester ».
A la production : Braxton Pope, Lindsay Lohan, Ross Levin, Kurt Kittleson, Beau Laughlin, Ricky Horne Jr. & Ken Locsmandi pour Prettybird Pictures, Post Empire Films, Sodium Fox & Filmworks/FX.
Derrière la caméra : Paul Schrader (réalisation). Bret Easton Ellis (scénario). John DeFazio (chef opérateur). Brendan Canning (musique).
A l’écran : Lindsay Lohan, James Deen, Nolan Gerard Funk, Amanda Brooks, Tenille Houston, Gus Van Sant, Chris Zeischegg, Jarod Einsohn.
Sur Ciné + en : juin 2023.
Quel regard porter sur le dernier film d’un réalisateur aussi marquant que Sam Peckinpah ? Auteur antisystème à Hollywood aux frasques légendaires, il était connu pour la violence de ses films et les litres de sang qui s’y déversaient et inspira quelques-uns des plus grands cinéastes américains actuels. En 1983, il réalise son chant du cygne avec Osterman week-end, intrigante histoire mêlant espionnage russe, fraude fiscale et trahisons, le tout dans une charmante villa de Beverly Hills.
John Tanner (Rutger Hauer) est un journaliste Américain craint et implacable qui, un peu comme Élise Lucet, traque les politiques en direct et en prime time pour les mettre face à leurs contradictions. Un jour, il est approché par un agent de la CIA, Lawrence Fassett (John Hurt), qui l’informe que trois de ses amis proches seraient des agents du KGB. Dans le but de démembrer le réseau de l’intérieur, Fassett propose alors à Tanner une mission ayant pour but de transformer l’un des trois en agent américain. Il lui suffit d’inviter ses amis à venir passer un week-end dans sa maison, truffée de caméras et de micros pour l’occasion, en échange de quoi Tanner pourra cuisiner en direct sur son plateau le directeur de la célèbre agence, joué par Burt Lancaster.
Pour ce qui sera son ultime film, le grand Sam Peckinpah compte sur un retour triomphal après quelques années d’errance occupées à tourner des clips et des films au pédigrée fort éloigné des œuvres qui ont fait son succès. Pour ce faire, il mise sur une équation a priori infaillible : l’adaptation d’un roman d’espionnage écrit par l’un des maîtres du genre, Robert Ludlum, une musique composée par le légendaire Lalo Schifrin et un casting cinq étoiles. Jugez plutôt : Dennis Hopper, Burt Lancaster et John Hurt. L’incarnation de la face reluisante d’un pays qui doit faire face à la constante menace extérieure sur son territoire est ici interprétée par le hollandais Rutger Hauer, qui trouve ici son premier grand rôle hollywoodien. Il est Tanner, héros sérieux et intègre, honorable père de famille fidèle en amitié.
Malheureusement pour l’ami Sam, le triomphe espéré n’est pas au rendez-vous. Malgré les nombreuses promesses sur le papier, une belle photo et des acteurs impliqués, l’histoire ne s’avère pas à la hauteur de son haut potentiel. La faute en revient à une intrigue confuse, de plus en plus noueuse à mesure que l’on avance, à tâtons, dans cette peinture d’une Amérique prise en pleine Guerre Froide. Il faut dire que le contexte n’est pas le plus favorable. Peckinpah souffre de problèmes de santé et juge le scénario médiocre. Mais fidèle à son habitude, il espère en tirer le meilleur comme il avait pu le faire avec Les Chiens de paille, dont il détestait le roman original. Peut-être compte-t-il aussi sur le potentiel nostalgique des grands films d’espionnage teintés de paranoïa, type Les Trois Jours du Condor, genre qui s’est essoufflé à l’approche des années 80 ?
S’il ne souffre pas la comparaison avec cette époque, Osterman week-end vaut tout de même le détour. Même si l’intrigue s’emmêle un peu à force de courir plusieurs lièvres à la fois, ça reste suffisamment bien ficelé pour intriguer jusqu’au bout. Et puis observer l’inégalable John Hurt est toujours un régal et on ne boude pas notre plaisir de le découvrir dans ce rôle malin et éloigné de son registre habituel. Toutefois, un constat apparaît de manière flagrante dès la toute première scène, le film n’a pas très bien vieilli. En effet, une touche surannée teinte l’image, un éclat décalé qu’on regarde avec compassion car c’est aussi ce qui fait son charme. En effet, le saxophone de la bande-son rappelle non sans un certain plaisir l’ambiance d’un épisode d’Hollywood Night, et dans un lit, une femme blonde, peau douce et cheveux brillants, susurre langoureusement des mots doux à son amant avant de se faire assassiner pendant la douche de ce dernier. Si le gimmick essoufflé de la blonde lascive reviendra à de nombreuses reprises, d’autres marqueurs temporels datés ne manqueront pas de faire leur apparition, comme ces scènes d’action au ralenti et une course-poursuite au montage poussif.
Ce qui démarre comme un film d’espionnage prometteur se transforme donc progressivement en un thriller qui pèche parfois par excès de complexité et revêt parfois de faux airs de nanar. C’est aujourd’hui un certain gage de qualité, certes, mais si Peckinpah avait pu user des motifs qui faisaient sa marque de fabrique, il aurait pu conférer à Osterman week-end une vraie patte poisseuse qui aurait sans doute encore plus apporté à sa postérité.
A la production : Peter S. Davis & William N. Panzer pour 20th Century Fox.
Derrière la caméra : Sam Peckinpah (réalisation). Alan Sharp (scénario). Jordan Oram (chef opérateur). Lalo Schifrin (musique).
A l’écran : Rutger Hauer, John Hurt, Craig T. Nelson, Dennis Hopper, Meg Foster, Helen Shaver, Cassie Yates, Sandy McPeak.
Sur Ciné + en : juin 2023.
Maître de l’ultra-violence dopé à la cocaïne et à la vitamine B, Sam Peckinpah a déversé sans relâche un baquet de sang sur Hollywood avec une hargne sans égale. « Comme Goya dans sa série des Désastres de la Guerre employait la gravure pour dévoiler les aspects les plus sombres de la nature humaine, Peckinpah grave l’écran, l’inonde de sang pour éclairer son sujet. Son sujet, c’est l’honneur, ce n’est pas la violence », dira plus tard Kathryn Bigelow. Une voix dissonante dans le brouhaha critique dont Alain Cresciucci, professeur de littérature du XXe siècle, se fait l’écho dans une biographie captivante sobrement intitulée Le cinéma de Sam Peckinpah.
Boris Szames : Vous avez signé plusieurs ouvrages sur des auteurs négligés par l’institution universitaire. C’est ce qui vous a mis sur la piste de Sam Peckinpah ?
Alain Cresciucci : Effectivement, j’ai toujours eu le goût des œuvres « en marge », celles qui ne valent pas à leurs auteurs les Prix Nobel, les noms de lycées ou de rues. Ce qui ne veut pas dire, loin de là, œuvres secondaires. Simplement, pour de multiples raisons, elles n’ont pas accès aux plus hautes formes de reconnaissance. Sam Peckinpah est un très bon exemple, dans le domaine du cinéma, de ces auteurs qui, sans être oubliés ou négligés, n’occupent pas la place qui devraient être la leur.
Sam Peckinpah grandit dans une famille petite bourgeoise de Californie. Son grand-père a-t-il exercé une influence décisive sur sa carrière ?
Sam Peckinpah n’est pas d’origine petite bourgeoise, c’est un enfant de la nouvelle bourgeoisie de la Californie centrale (Fresno) ─ son père était avocat. Les deux branches de la famille appartiennent à la dernière génération des pionniers de la « frontier », celle qui marqua la fin de la conquête de l’Ouest au milieu du XIXe siècle ─ la Californie est devenue le 31e État de l’Union en 1850. Les Peckinpah, entrepreneurs et commerçants ont sans doute moins bien « réussi » que les Church ─ ils ont tout de même donné leur nom à un mont, la Peckinpah Mountain… Alors que Charles Mortimer Peckinpah serait plutôt un personnage de western, Denver Church, le grand-père maternel est un personnage digne d’À l’Est d’Eden de Steinbeck ou de Géant d’Edna Ferber. Après une jeunesse agitée et souvent matériellement difficile, Denver Church fut élu district attorney à Fresno en 1906, puis représentant démocrate de la Californie au Congrès, en 1913 – il y accomplit trois mandatures. Patriarche à l’ancienne à l’autorité implacable, Denver entendait vivre selon l’esprit de l’Old West qu’il prolongea dans le territoire du Dunlap Ranch, dans la Crane Valley sur les contreforts de la Sierra Nevada, non loin de la Peckinpah Mountain. C’est d’ailleurs là qu’un jeune cowboy employé au ranch, Dave Edward Peckinpah, rencontra Fern Louise Church, la fille de Denver Church. Le « boss » préféra la virilité ambitieuse du jeune cowboy au promis pâlichon qui courtisait sa fille. Il encouragea Dave à faire des études de droit et ce dernier s’inscrivit parfaitement dans la lignée de son beau-père : la loi, la Bible, les valeurs traditionnelles… Sam a été marqué par ce grand-père qui ne prônait, pour les garçons que la vie dure des grands espaces et le droit comme carrière professionnelle. Plus sensible, il ne partageait pas toujours, l’anti intellectualisme et la simplicité des principes de la lignée Church adoptés par son propre père. Sam n’a jamais renié ses origines mais ni son père (mort avant premier film), ni son grand père n’ont exercé une influence sur une carrière qu’ils étaient loin d’approuver.
Vous brossez le portrait d’un jeune Sam Peckinpah féru de cinéma et de littérature, à mille lieues de l’image de cinéaste rustre qui lui collera à la peau. Cette page de sa vie aura-t-elle également une influence sur lui lorsqu’il deviendra réalisateur ?
Contrairement à la légende, qu’il a complaisamment encouragée, Peckinpah n’est pas un « primitif ». Il a fait des études d’art dramatique plus poussées que sa carrière dans les Marines. Cinéphile averti, lecteur des meilleurs auteurs américains et européens, il n’oubliera jamais sa culture. Cela est sensible dans le soin parfois maniaque qu’il apporte à la réécriture (très souvent sujet de conflits) des scénarios.
Rashōmon et Les Sept Samouraïs le marqueront aussi durablement. Retrouve-t-on l’ADN de Kurosawa dans son œuvre, selon vous ? Quels autres films vont également imprégner son cinéma ?
Aucun doute ! Il a même remercié Kurosawa d’avoir rendu La Horde sauvage possible. C’est une boutade, certes, mais l’admiration de Sam pour Kurosawa est totale. Sam est un cinéphile, donc il aime le cinéma, et c’est un créateur et, en tant que tel, il n’aime pas trop reconnaître ses dettes. S’il fallait citer un seul film, je dirais, Le trésor de la Sierra Madre de John Huston, cinéaste de l’ironie et de l’échec, auquel il rend hommage (par clin d’œil) dans Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia.
La carrière de metteur en scène de Sam Peckinpah commence au théâtre, à Los Angeles. Comment passe-t-il ensuite à la télévision, puis au cinéma ?
Il a commencé comme directeur et producteur du Huntington Park Civic Theatre, au sud-est de Los Angeles… pour nourrir sa famille. Puis comme beaucoup de réalisateurs de sa génération, il a pensé que la télévision était le meilleur moyen d’entrer dans domaine de l’image animée. Grâce à son frère aîné et par l’intermédiaire du producteur Walter Wanger, il devint l’assistant de Don Siegel (notamment sur L’invasion des profanateurs de sépulture) qui l’introduisit dans le milieu de la télé en le proposant comme scénariste pour la série Gunsmoke ─ Siegel fut le mentor de Sam Peckinpah ; il sera plus tard celui de Clint Eastwood. En quelques années Sam devint un des scénaristes, réalisateurs et producteurs les plus cotés de la télévision en plein développement (voir mon chapitre 2). Mais ce qui l’intéressait, c’était de passer au cinéma. L’acteur-vedette de la série The Westerner l’imposa comme réalisateur pour un film dont il subodorait la faiblesse, pensant qu’un garçon de caractère comme Sam pourrait lui insuffler un peu de vie : ce film était The Deadly Companions/ New Mexico.
Sam Peckinpah a souvent désigné Coups de feu dans la Sierra comme son premier film. Il avait pourtant réalisé un autre long-métrage auparavant, New Mexico. Pourquoi ce désaveu ?
Sam était (presque) prêt à tout pour diriger son premier film. Il comprit tout de suite la faiblesse du scénario de The Deadly Companions ; il tenta une réécriture qui fut refusée sans discussion par le producteur (premier conflit !). Du coup, il se contenta de faire pour le mieux. Le résultat n’est pas indigne. Pour bien des réalisateurs, il serait honorable… mais pour Sam Peckinpah, même débutant !
La production de Major Dundee donne ensuite naissance à la « grande famille des films mutilés », écrivez-vous. Est-ce à partir de là que Peckinpah cultive une certaine paranoïa à l’égard de Hollywood et du système ?
Après le succès critique de Coups de feu dans la Sierra, Sam apparaissait comme un successeur probable de Ford et des grands maîtres du western. Columbia lui confia un budget considérable avec des acteurs de premier plan (Charlton Heston, Richard Harris) mais affligé d’un scénario bancal que Sam et Oscar Saul ne parvinrent pas à organiser. Le tournage fut particulièrement difficile, les conflits nombreux (avec les producteurs surtout) et le résultat (un film de plus de quatre heures) fut rejeté par le studio. Columbia coupa aux dimensions d’un western classique (mais particulièrement violent) bien loin du Moby Dick on horseback (Moby Dick à cheval) qu’avait imaginé Peckinpah. Le film fut très mal accueilli par la critique et le public. Le ressentiment et même la haine de Sam envers le « système » commençait à grandir.
Après Major Dundee, Peckinpah devient la bête noire des studios. Certains lui interdisent leur entrée. Comment remonte-t-il la pente ?
Après Major Dundee, Sam commença The Kid from Cincinnati avec Steve McQueen et Edward G. Robinson. Il voulut tout reprendre à zéro ─ en particulier, tourner en noir et blanc. Martin Ransohoff le producteur et la M.G.M avertis des problèmes rencontrés par Sam sur Major Dundee et de son attitude incontrôlable le renvoyèrent rapidement. Sam fut littéralement blacklisté par Hollywood et il disparut plusieurs années du grand écran. Il tenta, en vain, de vendre des scénarios et retravailla pour la télé à laquelle il donna un chef d’œuvre (hélas invisible en France, Noon Wine). Au Festival de Cannes, 1965, il rencontra le responsable de Seven Arts Europe, Kenneth Hyman, et le félicita pour le film La Colline des hommes perdus de Sydney Lumet qu’il avait produit. Revenu aux USA, comme chef de production de la Warner Bros. – Seven Arts, Hyman se souvint de cet homme, ancien marine, comme lui, auteur d’un western estimé qu’il ne connaissait pas… et au creux de la vague. Il lui proposa une histoire de braquage en Afrique, The Diamond Story… Tout en travaillant sur le scénario peu excitant, Sam fit lire à Hyman une ébauche de western : The Wild Bunch (La Horde Sauvage). Et Warner préféra l’épopée tragique d’une bande de hors-la-loi entre Texas et Mexique à l’aventure africaine.
Peckinpah n’a eu de cesse d’affirmer que la violence n’était pas un caractère inné de l’être humain. Une théorie étayée par un certain Robert Ardrey. Qui est-ce ?
Peckinpah a eu deux marottes, disons philosophiques : la catharsis et les thèses de Robert Ardrey. La catharsis est héritée de la théorie aristotélicienne de la purgation des passions et de la purification de l’âme par l’effroi et la pitié qu’éprouve le spectateur devant le spectacle d’une destinée tragique. Quant aux théories « ardreystes », qui auraient également influencé Kubrick dans 2001, l’odyssée de l’espace, Sam les a rencontrées dans Les Enfants de Caïn qui traite de la violence naturelle de l’homme, héritée de ses ancêtres préhominiens, et dans Le Territoire qui analyse la pulsion territoriale poussant l’individu à définir une zone d’influence. Robert Ardrey (1908-1980), à la fois dramaturge, scénariste et chercheur en paléoanthropologie a développé une pensée s’opposant à la doxa rousseauiste de la bonté naturelle de l’homme.
Après La Horde Sauvage, Peckinpah signe un western beaucoup plus élégiaque, Un nommé de Cable Hogue. Était-ce pour surprendre là où on ne l’attendait pas ?
Peckinpah a très rarement choisi ses sujets. Mais dans ses 14 films, il en est deux qu’il a vraiment choisis : Un nommé Cable Hogue et Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia. Je ne pense pas que c’était pour « surprendre » mais parce qu’il en avait envie et qu’on lui donne les moyens (modestes pour ces deux films) de le faire.
Quelle définition donneriez-vous de l’art du montage « peckinpesque » ?
Dans Montage, mon beau souci, Godard définit le montage non comme la simple nécessité de raccorder des images pour assurer la continuité du récit mais comme le moyen de donner plus de force, de profondeur à la mise en scène : « mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur ». Pas sûr que Peckinpah se réfère à Godard mais le montage est pour lui essentiel ─ les studios l’en ont assez souvent privé ! ─ et il est célèbre pour l’originalité de l’agencement des plans courts, parfois à la limite du subliminal. Plus de 3600 plans dans La Horde sauvage, une complexité incroyable dans la composition des séquences, dans l’agencement, parfois complètement irréaliste, de l’enchaînement des images.Àune époque où tout se faisait à la main et non par le truchement de robots ! Pour être (trop) simple, Peckinpah est avec d’Eisenstein et Kurosawa un des maîtres du montage expressif, privilégiant l’émotion plus que la simple narration.
Quels rapports ses westerns entretiennent-ils avec un grand maître du genre comme John Ford ?
Peckinpah est le successeur, l’héritier infidèle des grands maîtres. Il ne s’est jamais senti très proche des réalisateurs nés avec le cinéma lui-même. Il connaissait très bien l’œuvre de Ford, mais son ambition était de renouveler la lecture de l’histoire de l’Ouest, pas de répéter les chefs d’œuvres anciens.
Sur le traitement de l’ultra-violence, où se positionne-t-il par rapport à ses contemporains comme Scorsese ou Arthur Penn ?
L’image que l’on retient trop simplement de Peckinpah est celle du grand initiateur de l’ultra violence — « bloody Sam » —, c’est fortement réducteur : la violence et la noirceur de la plupart de ses films n’auraient pas eu le même impact si elles ne témoignaient d’un univers imaginaire et d’une esthétique. Sam est l’exact contemporain d’Arthur Penn ─ Bonnie and Clyde précède La Horde de deux ans ─, il a avoué assez discrètement qu’il voulait surpasser le film de Penn. Il y a réussi. La Horde est beaucoup plus dur que Bonnie and Clyde qui par son mélange des genres, l’empathie qu’il suscite pour ses voleurs-tueurs, victimes de la société, demeure plus acceptable (pour ne pas dire rassurant) et non dépourvu de glamour. Martin Scorsese est vraiment un successeur de Sam Peckinpah. Comme chez son aîné, l’’expression graphique extrême de la violence est indissociable d’un univers imaginaire et d’une esthétique.
Quid du féminin dans sa filmographie ?
Voilà un thème qui fait mal aujourd’hui ! Misogyne, machiste, complaisant pour la violence envers les femmes… tout y est. Les Chiens de paille, sorti en décembre 1971 a provoqué une levée de boucliers assortie de coupures, et d’interdiction aux mineurs… Et pourtant la critique a reconnu que c’était un film important. On le sait l’art et la morale font rarement bon ménage ; il y a une morale de l’art qui n’a rien à voir avec la morale de la vie quotidienne ─ Baudelaire et Flaubert sont passés par la case tribunal ! D’ailleurs, Chiens de paille est un film moral ! Aujourd’hui, Les Chiens de paille ne repasse guère en salle ou à télé et les étudiant.e.s des écoles de cinéma, certain(e)s du moins, se bouchent le nez et les yeux devant la scène du viol… J’ai essayé d’analyser cette question dans mon essai pour montrer que les choses ne sont pas aussi caricaturales. Je ne cherche pas le paradoxe en disant qu’Amy est la victime de la brutalité masculine (psychologique de la part de David, son mari, et physique de la part de Charlie Venner et Norman Scutt). Et Peckinpah ne laisse aucun doute là-dessus. J’ajoute que Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia est en partie construit sur la tragique histoire d’amour entre Benny (Warren Oates) et Elita (Isela Vega).
La carrière de Sam Peckinpah s’envole à la fin des années 60 pour s’effondrer une dizaine d’années plus tard. Appartient-il au Nouvel Hollywood au même titre que de jeunes cinéastes de l’époque comme Martin Scorsese ou Francis Coppola ?
On peut penser que Peckinpah appartient au Nouvel Hollywood… mais l’étiquette est bien vague. Si parmi les critères qui définissent ce courant on range : des réalisateurs souvent venus du monde de la télé, qui ne placent pas leurs personnages dans un monde idyllique, ont une vision réaliste des individus et de leurs problèmes, se montrent sceptiques à l’égard de l’autorité (comme de nombreux « classiques », d’ailleurs), ont un goût pour la relecture et la déconstruction des genres classiques…. alors Peckinpah en fait partie. Ne pas oublier qu’il est né en 1925, comme Robert Altman, alors que Coppola est né en 1939 et Scorsese en 1942… pas la même génération.
Sam Peckinpah avait une piètre opinion du roman The Siege of Trencher’s Farm de Gordon Williams qu’il adaptera sous le titre Chiens de paille. Pourquoi s’engage-t-il alors dans le projet ?
The Siege of Trencher’s Farm devenu Straw Dogs/ Les Chiens de paille a été proposé, avec un bon salaire, à Sam par Daniel Melnick, qui l’avait relancé en lui confiant le téléfilm Noon Wine. Sam trouvait le livre absolument nul et avec l’aide de David Goodman, le premier scénariste et de Melnick, il transforma ce roman qu’il jugeait insignifiant en drame terrifiant.
C’est aussi son film qui a le plus profondément divisé. Pourquoi ?
Film « ardreyien » si l’on veut, Les Chiens de paille insiste beaucoup plus que La Horde sur la sexualité. Le film est violemment sexuel. Non pas pornographique ─ la fameuse scène du double viol est peu explicite (on a vu pire depuis) ─ mais profondément dérangeant. La peinture de cet intellectuel américain qui a fui l’agitation des campus dans les années guerre du Vietnam, sa confrontation avec les rednecks de l’Angleterre profonde, la sensualité de sa jeune épouse lolitesque, la violence de la dernière partie mettent le spectateur à rude épreuve… Jamais l’art du montage expressif n’a été aussi loin chez Peckinpah !
Sam Peckinpah sabordait fréquemment les genres et les matériaux qu’il portait à l’écran. C’était un acte de rébellion ou d’auto-sabotage, selon vous ?
Sam s’est mis à satiriser voire à dénigrer ses films dès qu’il s’est mis à ne pas croire à son sujet, c’est-à-dire chaque fois qu’il sentait bien qu’il n’était pas le patron, que le producteur ou le studio ou les deux finiraient par avoir sa peau. Parfois il luttait désespérément (Pat Garrett) parfois, il ironisait (The Getaway), parfois il se moquait (Killer Elite, Convoi)… Curieusement ces films furent parfois de beaux succès.
Croix de Fer lorgne parfois vers le documentaire. On a l’impression par endroits que Sam Peckinpah se désintéresse de son film. Pourquoi ?
L’extraordinaire générique de Croix de Fer illustre à la perfection la notion de montage. À partir de bandes d’actualité remontées selon les règles les plus rigoureuses d’une dramaturgie émotive, Peckinpah nous montre en quelques minutes, au début et à la fin, l’horreur des totalitarismes… du nazisme et au-delà. Ce n’est plus du documentaire, c’est de l’art. C’est beaucoup plus fort ! Croix de fer est le dernier grand film de Sam. L’alcool et la cocaïne ne lui laissaient que quelques heures de lucidité par jour. Depuis des années son état de santé physique et mental se détériorait. Les conditions éprouvantes du tournage n’arrangèrent rien.
Après Croix de fer, pourquoi Sam Peckinpah se tourne-t-il vers un « film de routiers sympas » comme Le Convoi ?
Dans ses dernières années, Sam avait peur de connaître à nouveau un trou dans sa carrière, comme après Major Dundee. Aussi, lorsqu’aucune proposition intéressante ne lui était faite, il était prêt à accepter un peu n’importe quoi, persuadé qu’il en tirerait quand même quelque chose. Et puis, il avait besoin d’argent.
Vous affirmez que Sam Peckinpah n’est pas un cinéaste politique. La Horde Sauvage a pourtant « réveillé les consciences endormies », écrivez-vous. Ce serait également oublier Pat Garrett et Billy the Kid…
Je ne suis pas sûr d’avoir écrit que « La Horde Sauvage a pourtant ‘réveillé les consciences endormies’ ». Mais je maintiens que Peckinpah n’est pas un cinéaste politique. Sam est un homme de la contre-culture, opposé au système en général. Ce n’est pas un homme de gauche, pas un marxiste anti-capitaliste… c’est un libertaire conservateur opposé à toute oppression contre l’individu. Son aversion pour Nixon et l’affairisme des milieux financiers (encore les producteurs !), son hostilité à la guerre du Vietnam cristallisèrent son antipathie pour l’administration républicaine de « Tricky Dicky ». Il est vrai que Pat Garrett and Billy the Kid traite de la lutte inégale de l’individu contre les puissances d’argent. Je vous l’accorde, c’est quelque part un film politique.
On l’engage pour « faire du Peckinpah » dans son dernier film, Osterman Weekend. Vous pensez que c’était une sorte de traquenard ou de suicide artistique pour lui ?
C’est simple : on ne lui a offert que ce scénario boiteux. Sam était au bout du rouleau, il avait besoin de travailler. Mais quand je revois le film, je me dis que dans l’état où il était, il s’en est plutôt bien sorti. Connaissez-vous un « petit » film d’un réalisateur que beaucoup pensaient disparu qui puisse réunir à son générique : John Hurt, Burt Lancaster, Rutger Hauer (Blade Runner), Dennis Hopper, Meg Forster ?
Quel film de Sam Peckinpah mériterait d’être revu ou réhabilité ?
Peckinpah n’est pas un cinéaste oublié. Il est plutôt bien représenté en DVD. Tous ses films méritent d’être revus ─ même, soyons généreux, New Mexico. Deux films mériteraient d’être mieux connus : Junior Bonner avec Steve McQueen (pas de bonne édition DVD !) et Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, le plus peckinpien des Peckinpah ─ un échec commercial injuste dû dans doute au côté scabreux du sujet… mais un cher d’œuvre ? Mais j’insiste ! Il est temps de réhabiliter Junior Bonner, un film sans méchants, sans coups de feu, sans morts violentes… paisible et désenchanté qui contient de très brillantes séquences.
Le déclin de Sam Peckinpah ne tient-il pas aussi à la profonde mutation de Hollywood à la fin des années 70 ? Avait-il encore sa place dans l’Amérique des années 80, selon vous ?
Il est vrai que l’apparition de jeunes cinéastes comme Spielberg, Lucas et d’autres, enfants de la télévision et élèves des départements cinéma à l’université, plus passionnés par les technologies innovantes et les effets spéciaux que par l’art du récit et la psychologie des personnages a contribué à démoder, la génération des 20 ans en 1945. La mutation du public de plus en plus avide de « blockbusters » ou d’un autre côté de films intimistes, a aussi joué. Mais le mode de vie de Sam, son addiction à l’alcool et à la drogue n’y sont pas pour rien, non plus.
Que reste-il de Sam Peckinpah aujourd’hui ? A-t-il laissé son empreinte dans le cinéma hollywoodien contemporain ?
J’ai envie de vous demander, que reste-t-il du cinéma à l’ère de Netflix, des franchises Marvel, des super-héros ? Le langage cinématographique de Sam Peckinpah a tant redéfini les critères du cinéma d’action qu’il ne peut être ignoré de l’histoire du cinéma. Sam Peckinpah est présent pour les cinéphiles qui ne confondent pas n’importe quel navet gore avec La Horde sauvage ou Les Chiens de paille. Et nombre de réalisateurs contemporains ne l’ont pas oublié, non plus. Parmi eux, Kathryn Bigelow, Takeshi Kitano, Martin Scorsese, John Woo, qui revendiquent leur filiation — sans oublier le petit fils, Quentin Tarantino.
Le cinéma de Sam Peckinpah, d’Alain Cresciucci (Lettmotif, 300 p., 39€).
Sa plume fit trembler Hollywood pendant près d’une vingtaine d’années. Grande prêtresse du New Yorker, Pauline Kael a chamboulé la critique cinématographique aux États-Unis avec son verbe cinglant et son phrasé assassin. Elle fut surtout l’une des rares stylistes de sa profession, préférant la première personne du singulier au pluriel de majesté. Son oeuvre critique témoigne d’une vitalité fiévreuse, tant dans ses louanges superlatives que dans ses détestations enjouées. « Qui a peur de Pauline de Kael ? » (« What she said » en VO), s’interroge Rob Garver dans son documentaire. Réponse.
Boris Szames : On peut compter sur les doigts d’une main les documentaires consacrés à des critiques de cinéma. C’est ce qui vous a engagé à relever le défi ?
Rob Garver : Adolescent, je lisais beaucoup les critiques, notamment celles de Pauline Kael. Elle sortait du lot. Son style était unique en son genre, très subjectif. Ça n’avait rien à voir avec la soi-disant « objectivité » dont se réclament la plupart des critiques. Pauline était toujours à l’écoute de ses sentiments. Elle me faisait penser à une réalisatrice dans sa manière de s’exprimer avec humour, tout en utilisant ses connaissances impressionnantes sur le cinéma. Elle arrivait à articuler ce savoir pour mettre en relation un nouveau film avec des oeuvres des années 30 ou 40. Ses écrits m’ont accompagné, jusqu’au jour où je cherchais un sujet pour mon premier long-métrage. Je ne sais plus exactement comment ça m’est venu à l’esprit, mais je crois que j’ai lu un article qui la mentionnait sur Internet. Et là, ça s’est imposé à moi comme une évidence. Je me suis replongé dans mes vieux bouquins. Ses écrits étaient en quelque sorte « cinématographiques ». C’est ce qui m’a donné envie de « relever le défi », comme vous dites. Pauline n’avait pas peur de se foutre de ce qui ne lui plaisait pas ou de ce qu’elle ne respectait pas. Ça m’a donné envie de la connaître un peu mieux.
Elle n’était pas tendre non plus avec les nouvelles vagues européennes.
J’aime beaucoup cet article mentionné par Camille Paglia dans mon documentaire où Pauline s’en prend à des films des années 60, L’Année dernière à Marienbad, La Dolce Vita. C’était surtout à propos de La Notte et la manière dont le film se prenait trop au sérieux alors qu’il ne se passait rien à l’écran. Elle tournait ça de manière à ce qu’on ait l’impression d’adopter son point de vue. C’est un texte très honnête et personnel, bourré d’humour, même si on peut ne pas être d’accord avec elle.
Comment est-ce qu’on raconte visuellement une oeuvre critique ?
J’ai essayé de raconter son histoire à travers les films qui l’ont accompagnée ou sur lesquels elle a écrit. Elle est née en 1919. Enfant, elle n’a vu que des films muets. Sa vie de spectatrice couvre une grande partie de l’histoire du cinéma. Le succès est aussi arrivé tardivement dans sa carrière, ce qui était un avantage pour moi puisque son oeil critique a eu le temps de s’affûter. Ce travail d’archive m’a demandé plusieurs années. Au final, j’ai utilisé des extraits d’environ 150 films différents. Trouver des intervenants n’a pas été aussi compliqué. J’ai d’abord réussi à interviewer la critique de cinéma Carrie Rickey du Philadelphia Inquirer qui m’a orienté vers d’autres personnes et ainsi de suite. Ma plus grosse difficulté a été d’obtenir la fille de Pauline, Gina, qui n’a rien à voir avec sa mère. Ce n’est pas une fanatique de cinéma, elle a un tempérament plus réservé. Je n’ai pas réussi à obtenir sa bénédiction au début. Je suis quand même resté en contact avec elle pendant la production, je lui montrais régulièrement mon travail. Pendant ces allers-retours, elle m’a passé des photos, des films de famille… Pour finir par accepter d’être interviewée, deux fois. Tout devient plus facile quand on a une dizaine de personnes. C’est ce qui m’a aidé à décrocher une interview avec Quentin Tarantino et David O. Russell à la fin du tournage. Tout le monde était heureux de pouvoir parler – en bien ou en mal – d’une personne aussi franche que Pauline.
Pourquoi avoir donné à Pauline Kael la voix de Sarah Jessica Parker ?
Dans l’un de ses derniers articles, Pauline disait du bien de Sarah Jessica Parker dans L.A. Story, un film avec Steve Martin sorti en 1991. Ça s’est imposé comme une évidence, d’autant plus qu’elle incarne une journaliste newyorkaise dans Sex and the City et que chaque épisode commence avec sa voix off. J’avais d’ailleurs pensé à une autre actrice de la série, Cynthia Nixon. Ce qui a fait toute la différence, c’est que Sarah Jessica Parker a grandi en lisant Pauline. Je crois qu’elle éprouve une certaine tendresse pour elle.
Pauline Kael a fréquenté la scène beatnik de San Francisco dans les années 50-60. C’est une influence déterminante dans son oeuvre critique ?
Si j’avais pu faire un film de trois heures, j’aurais aimé m’étendre davantage sur sur cette partie-là de sa vie. Elle adorait vraiment l’avant-garde. L’un de ses meilleurs amis de jeunesse est d’ailleurs devenu poète. Elle était attirée par la bohème et les artistes iconoclastes. Son premier mari était un réalisateur expérimental, James Broughton, le père de Gina. Le mariage n’a pas duré, notamment parce qu’il a découvert son homosexualité. Pauline était aussi une grande lectrice. Elle était capable de lire toute la bibliographie d’un auteur si elle l’adorait. Ça lui a apporté une énorme culture qui a imprégné son travail de critique plus tard.
Sa carrière de critique commence au milieu des années 50. À quoi ressemblait la presse cinéma aux États-Unis ?
Le milieu était beaucoup plus conservateur qu’aujourd’hui. Quand elle a commencé à écrire, Bosley Crowther était LE grand critique du New York Times. Pauline venait de la côte Ouest à une époque où la culture était l’apanage de la côte Est via l’Europe. C’était un peu le combat de David contre Goliath. Dans ses textes, elle prenait le contrepied du New York Times. Elle essayait de trouver des failles dans l’argumentaire de Bosley Crowther. Ça n’a pas été facile pour elle. Elle voulait d’abord devenir dramaturge, mais ses pièces de théâtre n’ont eu aucun succès. La critique lui a beaucoup plus réussi. Elle a commencé à écrire sur des livres au tout début des années 50 et puis un jour, le rédacteur en chef d’un petit magazine culturel l’a entendue critiquer vivement Les Feux de la rampe dans un café de San Francisco. Il lui a proposé d’en faire un article. Après ça, elle a vendu ses papiers à d’innombrables magazines de cinéma pendant dix ans. L’écriture en freelance était juste un à-côté. Pour gagner sa vie, elle dirigeait un cinéma à Berkeley, en Californie, où elle vivait à l’époque. Elle a réuni ses premiers articles dans un livre qui a fait beaucoup parler de lui, I Lost It at the Movies. On l’a invitée à venir à New York et elle a enchaîné les jobs, notamment pour Life, jusqu’à ce qu’elle écrive pour le New Yorker. Elle a toujours su qu’elle ne resterait pas à San Francisco. Sa place était ailleurs.
Est-ce qu’on la laissait libre de choisir ses sujets au New Yorker ?
Plus ou moins. Elle devait couvrir l’actualité des sorties en salles pendant six mois, de mars à septembre. Principalement les gros films de la saison. La critique Penelope Gilliatt avait en charge le reste de l’année. Pauline écrivait parfois sur un film qu’elle avait adoré au printemps ou à l’été. Mais dans ce cas, elle devait vraiment arriver à convaincre le rédacteur en chef William Shawn. De mémoire, je crois qu’elle a insisté pour publier un article sur Le Camion de Marguerite Duras qui sortait le même jour que le premier Star Wars, en 1977. Du pur Pauline… Il lui arrivait aussi de proposer ses papiers ailleurs, comme son célèbre essai Trash, art and the movies, qu’avait publié le Harper’s Magazine.
En français, votre documentaire s’intitule Qui a peur de Pauline Kael ? Que répondez-vous ?
Aujourd’hui, plus personne ! Les critiques de cinéma étaient beaucoup plus importants auparavant. Les acteurs et les réalisateurs faisaient des pieds et des mains pour faire aimer leurs films à Pauline. Beaucoup de gens la redoutaient, même des grands comme Clint Eastwood, qu’elle n’aimait d’ailleurs pas trop. Je pense qu’il s’en est offusqué. Il n’aurait probablement jamais avoué qu’il avait peur d’elle, mais il aurait préféré lire des articles positifs sur ses films. Il y a aussi la fameuse histoire autour de Bonnie & Clyde qui avait été démoli par le New York Times. Pauline en a fait l’éloge et le film a eu droit à une seconde chance. C’est un très bon exemple du pouvoir de la critique à l’époque. Ça n’arriverait plus aujourd’hui.
En 1979, Pauline Kael part tenter sa chance à Hollywood. Qu’est-ce qui la décide à revenir sur la côte Ouest ?
C’est un épisode intéressant de sa vie. Elle écrivait sur le cinéma depuis plus d’une vingtaine d’années. Son épisode hollywoodien survient à un moment où l’industrie change radicalement avec l’arrivée de blockbusters comme Star Wars. Ces films l’intéressaient peut-être un peu moins et elle voulait probablement gagner un peu plus d’argent parce qu’elle n’était pas très riche, même si elle travaillait pour le New Yorker. Je ne sais pas combien on lui a proposé pour venir à Hollywood, mais ça devait être bien plus intéressant que ce qu’elle gagnait. Donc elle s’est laissée tenter par l’aventure. Son travail ressemblait déjà un peu à celui d’un cinéaste qui « réparerait » le film d’un autre. Elle a travaillé avec James Toback et Warren Beatty sur un film qui ne s’est jamais fait. Ça n’a pas été une bonne expérience pour elle. Paramount l’a ensuite engagée comme consultante ou script doctor. Je pense que c’est ce qui lui convenait le mieux. C’était un honneur que Pauline lise votre scénario à l’époque. Elle était très respectée à Hollywood. On m’a dit qu’elle s’y plaisait, même si elle était un peu hors de son élément. Je crois qu’elle n’avait pas assez de patience pour ce métier et que ça l’a blessée. J’imagine qu’elle a dû aussi se prendre la tête avec des executives très agressifs. Bref, ça n’a pas duré très longtemps, six mois tout au plus. Elle s’est remise à écrire pour le New Yorker pendant une dizaine d’années jusqu’à ce que la maladie de Parkinson l’oblige à se retirer.
A-t-elle déjà envisagé de poursuivre sa carrière à la télévision, comme l’avaient fait Roger Ebert et Gene Siskel dans les années 80 ?
Ça ne lui ressemblait pas. Robert De Niro ne faisait pas la tournée des talk shows dans les années 80. Je me souviens d’avoir lui une interview dans laquelle il expliquait que ça n’était pas son truc d’aller chez Johnny Carson. Pauline, elle, acceptait volontiers de venir parler de cinéma quand on l’invitait. Mais présenter un show avec des sponsors, etc., ça ne lui aurait pas plu. Elle a animé une émission à la radio, mais ça n’a jamais été diffusé. J’ai inséré un extrait de son interview avec Alfred Hitchcock dans mon film. Elle avait aussi reçu Spielberg, Brian De Palma, Francis Ford Coppola, Peter Bogdanovich au début de leur carrière. Sa fille Gina m’a raconté qu’elle a arrêté parce qu’elle s’était embrouillée avec son sponsor. C’est sûrement pour ça qu’elle n’a jamais eu son propre talk show. On ne lui a peut-être pas proposé non plus.
Pauline Kael avait malgré tout l’art de manier la formule qui fait mouche : « Si vous ne comprenez pas un film, c’est qu’il n’est pas bon »…
C’était une femme très intelligente. Quand un réalisateur essayait de tirer la couverture à lui dans un film, elle le sentait tout de suite. La cérébralité ne l’impressionnait pas, bien au contraire. Pauline n’était pas hostile aux intellectuels. Ses lettres d’étudiante témoignent de l’ampleur immense de ses connaissances en littérature et en poésie. Le cinéma était une forme d’art plus simple à ses yeux. On ne pouvait pas l’aborder avec les mêmes outils critiques. Elle n’aimait pas non plus les films trop simplistes ou ceux qui insultaient son intelligence. Le cinéma devait l’émouvoir, la faire rire ou frissonner. C’est pour ça qu’elle adorait les films de Brian De Palma qui débordaient de sang et d’humour. Elle était aussi capable de défendre American College…
À la fin des années 90, Pauline Kael regrettait l’uniformisation de la pop culture et la mainmise du marketing sur Hollywood. Serait-ce aussi la raison de son départ à la retraite ?
Je pense qu’elle aurait davantage écrit sur la culture en général si sa santé le lui avait permis. Elle a occupé les dix dernières de sa vie à compiler ses textes avec l’aide de sa fille. Elle s’intéressait aussi à la télévision. Je me souviens d’une interview où elle s’enthousiasmait pour des séries HBO bien ficelées comme Sex and The City et Les Sopranos. Peut-être aurait-elle aussi écrit sur la migration du cinéma vers la télévision et les plateformes de streaming. On ne le saura jamais !
Avez-vous l’impression qu’avec Pauline Kael a disparu une époque où les spectateurs parlaient des films d’une manière différente ?
On consomme beaucoup plus rapidement ce qu’on appelle des produits culturels aujourd’hui. Les gens sont de moins en moins capables de retenir leur attention pendant longtemps, notamment à cause des réseaux sociaux. C’est dommmage parce que rien ne vaut une vraie conversation en sortant du cinéma. À l’époque de Pauline, on n’avait pas autant de choix. Moins d’une dizaine de films sortaient chaque semaine. Il y avait trois ou quatre chaînes de télévision aux États-Unis et c’était tout. Donc, on parlait tous de la même chose. Mais aujourd’hui, c’est impossible de tout voir, entre les sorties en salles et les plateformes de streaming. On ne vend plus les films de la même manière non plus. Notre époque n’a plus rien à voir avec celle où Pauline Kael écrivait.
C’est toujours aussi difficile pour une critique de se faire publier aujourd’hui ?
C’est une question difficile, surtout pour un homme. Je pense que c’est beaucoup plus facile qu’à l’époque où Pauline Kael a commencé à écrire. Elle savait qu’elle avait les qualités requises et qu’elle allait parfois trop loin. Ses articles étaient si longs que les rédacteurs en chef ne voulaient pas les publier ou voulaient les réduire considérablement. Je pense que c’était en partie parce qu’elle savait devoir faire plus d’efforts en tant que femme pour obtenir le job. Les choses ont vraiment commencé à changer dans les années 60.
Pauline Kael avait défendu bec et ongles un film problématique comme Dernier tango à Paris. On peut s’interroger sur son rapport à la masculinité, surtout à l’ère du mouvement MeToo…
Pauline était très différente des femmes de son temps. Son féminisme ne s’exprimait pas par le militantisme, plutôt par l’exemple. C’était une mère célibataire à la fin des années 40. On ne voyait pas ça d’un très bon oeil à l’époque. Elle a dû partir à Santa Barbara pour accoucher, elle a réussi à élever sa fille tout en menant sa carrière… Je ne pense pas qu’elle avait autre chose à dire sur le sujet. Son rapport au masculin peut en effet devenir « problématique » aujourd’hui quand on sait qu’elle était amie avec James Toback qui a été accusé harcèlement sexuel en 2018. Selon le Los Angeles Times, 38 femmes ont déposé une plainte contre lui, fin 2022. Il a tout démenti à la manière de Donald Trump et s’en est sorti parce qu’il y avait prescription. C’est l’une des premières personnes que j’ai interviewées pour mon documentaire. J’ai coupé son intervention au montage. Ses propos avaient perdu toute crédibilité à mes yeux. Pauline appréciait dans ses films ce qu’elle adorait aussi chez Sam Peckinpah : un mélange d’individualisme et de violence, à la limite de la misogynie. Ce qui était important pour elle, c’était de faire de son mieux et de bien écrire.
Qui a peur de Pauline Kael ? de Rob Garver est disponible en mai 2023 sur Ciné +.
Les trois films de science-fiction que réalise Steven Spielberg dans la première partie des années 2000 sont tout bonnement trois chefs d’œuvre du genre. A.I. Intelligence artificielle (2001) est le plus personnel, puisqu’il consistait à réaliser un vieux projet de Stanley Kubrick, ami personnel de Spielberg, projet qu’il était devenu urgent de concrétiser en une forme d’hommage au réalisateur de 2001 : l’odyssée de l’espace, décédé en 1999 à l’âge de 70 ans.
Minority Report (2002) livre une nouvelle pierre à l’édifice des adaptations cinématographiques de l’œuvre de Philip K. Dick, et a été alors décrit par Spielberg comme un film plus sombre qu’A.I., car dépourvu de la dimension picaresque de ce dernier. Autre adaptation littéraire, cette fois du classique de la littérature de science-fiction de H.G. Wells, La Guerre des mondes (2005) est peut-être le plus spectaculaire et impressionnant film consacré au thème de l’invasion extraterrestre. En dépit de ses ambitions, A.I. a reçu un accueil critique souvent mitigé, manifestement lié à une confusion sur l’identité et la paternité du projet. L’inévitable argument de la trahison n’a pas manqué, et il fut reproché à Spielberg d’abîmer la mémoire du maître Kubrick en ramenant le style de celui-ci dans son univers réputé plus romantique, voire édulcoré. Cet argument a de toute évidence mis Steven Spielberg très mal à l’aise ; de manière assez étonnante, on trouve de lui des entretiens où il a entrepris de se justifier en soulignant que les moments les plus sentimentaux du film appartenaient à Kubrick, alors que les scènes les plus dures ont été imposées par Spielberg lui-même. C’est là ramener la question de la qualité d’un film à son degré de noirceur, démarche somme toute assez étrange. Si le temps d’A.I., à mon sens toujours le meilleur film de son réalisateur, n’est pas encore venu (les fameux cinquante ans), son intérêt immédiat le plus évident tient à la justesse du regard qu’il porte sur notre époque. Le film est bien un pur produit de son temps, un temps marqué à la fois par un pessimisme ambiant, devenu une espèce de norme, et le désir de conserver espoir envers et contre tout. C’est ce dernier trait qui explique le long épilogue du film, si controversé. Le robot David, rejeté de son vivant par sa famille d’adoption, Henry, le père, Monica, la mère, Martin, le fils biologique, est retrouvé emprisonné dans les glaces 2000 ans après la fin de l’humanité par les robots du futur, qui évoluent désormais en pleine autonomie. Ces robots acceptent de réaliser le vœu le plus cher de David, lui rendre sa mère, même si ce n’est que le temps d’une journée, à partir d’un brin de matériel génétique conservé (une mèche de cheveux récupérée en son temps par Teddy, le robot ourson qui accompagne David durant toute son aventure). Cette fin a jeté le trouble sur sa signification, bien plus encore que le reste du long-métrage. Final disneyen pour les uns, avec cette retrouvaille sirupeuse entre la mère et son fils, qui parvient in extremis à devenir, comme Pinocchio, un vrai petit garçon. D’autres trouvent au contraire Spielberg à son plus désespéré : après tout, David meurt dans les bras de sa mère, alors que celle-ci quitte elle-même une nouvelle fois sa journée de vie. C’est tout simplement un raccourci de l’extinction définitive de l’humanité à laquelle nous assistons ici, David étant le seul robot subsistant à avoir fréquenté des êtres humains. Une part de vérité se trouve dans les deux camps. C’est le compositeur de la musique du film, John Williams, qui en a livré la clé dans les termes les plus simples qui soient : en s’endormant et en accédant au monde des rêves, chose impossible pour un robot destiné à un éveil permanent, David s’inscrit enfin dans le temps et la mortalité. La conclusion de A.I n’est rien d’autre que la confirmation d’une humanité si ardemment désirée des millénaires durant.
La lune est dans le film un symbole récurrent : elle désigne le monde des rêves, mais est aussi associée à la mort. Le vaisseau des chasseurs de robots, pour la séquence mémorable de la Flesh Fair, emprunte ainsi sa forme à l’astre de la nuit. Arrivé à ce stade de sa carrière, Spielberg semble désireux de réunir toutes les significations possibles en un tout cohérent, sans s’enfermer dans des oppositions inextricables. Il n’y a plus ici de lune qui accueille l’envol à bicyclette de Elliott et E.T. Mais cela ne signifie pas que le désespoir a rendu toute forme de beauté et de rêve impossible. La plus grande qualité de David est son indéfectible optimisme, qui lui permet de ne jamais s’arrêter dans sa quête, à une exception notable près. Lorsque l’enfant robot se confronte à son véritable père, l’ingénieur Hobby, c’en est trop. Il découvre qu’il n’a été créé que pour palier à la perte du véritable David, le fils mort de Hobby ; et bien davantage encore, Hobby a décidé de commercialiser son invention en fabriquant des David à la chaîne. Mais la tentative de suicide qui s’ensuit (l’enfant se laisse tomber de l’océan à partir d’un gratte-ciel) est aussitôt effacée par la découverte que David fait au fond de l’océan : il aperçoit une statue de la fée bleue, un vestige du parc d’attraction de Coney Island, et décide immédiatement d’aller demander à la statue de le transformer en « vrai petit garçon ». Autrement dit, c’est parce qu’il ne comprend véritablement rien au cours des événements que David finit toujours par retrouver la foi. C’est cette absence de raison désarmante, décelée immédiatement par les robots du futur (« tu as été créé pour être si jeune »), qui permet de trouver une étrange beauté dans un monde pourtant dévasté (dès le début du récit, l’humanité est présentée comme menacée suite à la montée des eaux océaniques elle-même induite par les gaz à effet de serre). Cette beauté se retrouve dans ce mélange singulier entre l’organique et l’inorganique, le minéral et le végétal, un mélange qui redéfinit en chaque instant le monde qui se présente à nous. Il y a cette forêt qui ressemble à un réseau neuronal dans la scène clé de l’abandon de David par Monica. Lorsque David entreprend de se jeter dans le vide, son corps est vu à travers le cockpit d’un « amphibicoptère » en train de glisser comme une larme sur la joue de Jigolo Joe (Jude Law), le robot d’amour devenu un indéfectible compagnon de David. Ou ce plan montrant David immobile au fond de la piscine alors que son « frère » Martin vient de manquer de s’y noyer : le travail sur le cadrage, avec l’avancée d’arbustes sur le dallage à la géométrie rigoureuse, outre les effets de lumière se reflétant sur l’eau, permet à Spielberg de livrer une des compositions plastiques les plus saisissantes de son œuvre. De manière générale, le travail sur la lumière conduit par le réalisateur et son directeur de la photographie attitré, Janusz Kaminski, fait date. Une lumière à la fois éblouissante et enveloppante, violente et douce. La lumière inscrit autant qu’elle défait les choses qui apparaissent à l’écran, en une esthétique se situant dans un entre-deux entre l’apparition et la disparition.
Cet aspect de livre d’images pour enfants sert un propos largement ouvert sur un thème promis à des débats sans fin, peut-être pour toujours. Qui pourra in fine trancher la question de l’humanité de David ? Le film regorge d’arguments pertinents allant contre cette thèse de la possible humanité d’un robot. Certes, David se comporte comme un enfant adorant sa mère, mais il ne le fait qu’en vertu d’un programme. Cette capacité d’amour est activée au moment où Monica prononce son propre prénom en faisant lecture d’un protocole prévu à cet effet. C’est l’amour d’un nom, et non d’une personne et de ses actes. A partir de ce moment-là, David est véritablement « condamné » à un amour qu’il ne maîtrise plus, et le conduit à des décisions plus absurdes les unes que les autres. Un amour humain évolue, fluctue, change, et tel n’est pas le cas de celui de David. Son amour n’est « inconditionnel » que parce qu’un robot ne change pas d’avis, et est conçu pour répéter la même tâche à l’infini pendant une potentielle éternité. Les caractéristiques de l’amour de David évoquent davantage un programme inflexible que le caprice du sentiment humain. Par ailleurs, l’amour humain est libre, alors que celui de David possède un objet unique : Monica ; David est incapable d’aimer quelqu’un d’autre, et sa réaction lorsque son ami Gigolo Joe est emmené par la police en vue d’une destruction certaine est largement stoïque : « Au revoir Joe ». David se contente de retourner immédiatement à l’objet de ses préoccupations, se présenter à la statue de la fée bleue pour ensuite retrouver sa mère. En outre, David s’avère très dangereux, au point que le film ne permet pas de prendre parti contre les robots, innocentes victimes, contre l’humanité, abjecte et barbare. Lorsqu’Henry ordonne la destruction de David, il affirme que si un robot peut connaître l’amour, la haine, son corollaire, n’est pas loin. Propos qui se vérifiera chez le professeur Hobby : lorsque David rencontre un de ses congénères, un autre David, il entreprend de le décapiter avec une lampe. Un meurtre a-t-il pourtant été commis ? Le propre créateur de David, Hobby, a les mots les plus durs qui soient sur le robot, lorsqu’il lui assène qu’il est le premier d’une lignée, là où son fils disparu était lui véritablement unique. Être le premier robot sur une chaîne d’usine est une perspective bien peu réconfortante. Johnson-Johnson, le meneur de la Flesh Fair, où les robots sont détruits durant des spectacles de cirque, a lui aussi des mots qui ne manquent pas de justesse sur ce qu’est David : une illusion d’enfant, qu’un simple coup réduirait à néant en révélant la ferraille derrière l’épiderme synthétique. Un grille-pain qui parle, pour ainsi dire ; donc rien ne devrait être susceptible de justifier l’émotion du public qui prend pourtant fait et cause pour l’enfant–robot au moment de sa mise à mort. C’est cette décision collective qui contient peut-être le secret du film. L’hésitation du public face à David rend à la Flesh Fair sa nature de véritable spectacle, au sens le plus noble de ce terme. Sur une scène de spectacle, le public se moque de savoir que David est un « faux » être humain ; au contraire, le spectacle se nourrit d’illusion, et n’existe que par elle : montrer l’envers du décor n’est pas ce que demande à voir le public. Sur une scène de spectacle, la fausseté devient le seul critère de vérité, et les habituelles lignes de démarcation entre réalité et illusion s’effondrent. L’illusion devient réalité à part entière, la ressemblance avec l’humanité suffit à permettre à David d’accéder à cette humanité tant désirée. Avec cette leçon, le spectateur trouvera la plus grande force de A.I., cette capacité à unir le réalisme le plus tragique avec cette peinture d’un monde en train de s’effondrer, et le réalisme le plus magique et enchanteur, avec cet esprit de conte de fées qui rend le monde encore plus beau au moment de l’effondrement.
A.I. Intelligence Artificielle de Steven Spielberg est disponible sur Ciné + en mai 2023.
La sortie du livre Les plantes font leur cinéma : De la petite boutique des horreurs à Avatar de Katia Astafieff est l’occasion de refaire le lien entre le monde végétal et les expérimentations esthétiques du cinéma des années 1920-1930, et, à travers l’apport scientifique de son étude, d’explorer à nouveau cette relation féconde entre le devenir signifiant de l’image et l’accomplissement vital de la nature organique.
L’association des plantes et du cinéma produit une étrange vision. C’est pourtant cette étrangeté qui assure l’adhésion de l’image végétale à l’oeil cinématographique, alors réunies en un projet commun, celui de révéler la puissance extatique du réel, de réveiller les virtualités métamorphiques de la nature semblable au montage animiste des cellules séquentielles du dispositif filmique. Sergueï Eisenstein, dans ses Écrits sur le cinéma (éd. L’Harmattan), confie rechercher, dans sa pratique cinématographique, cette « extase » phénoménale, cette « sortie hors de soi » de la vitalité organique, dont l’idée de « croissance » est le saut qualitatif provoquant un désordre général de la représentation, le passage de la figuration homogène à l’hétérogénéité visionnaire de l’image. Cette transition différentielle, le réalisateur l’appelle la « plasmaticité » : mouvement originaire du vivant, le devenir « protoplasmatique » est la coïncidence organique de « l’âme » naturelle et de la chair humaine, que le cinéma, par la mouvance de ses formes, son altération du regard, est à même de rendre sensiblement présente. Cette proto-imagerie du végétal met non seulement en évidence le renversement esthétique du cinéma alors conçu dans les années 1920-1930, mais bouleverse également l’appréhension philosophique de l’humanité, dont « l’intimité perdue » (cf. Écrits sur le cinéma, éd. Seghers) serait à retrouver dans la rupture plastique de ses limites, l’ouverture inconnue aux mutations universelles de l’être.
Les plantes font leur cinéma nous montre en effet que le cinéma est devenu le témoin privilégié de cette fascination humaine pour le contact primordial avec l’origine oubliée du continuum vital. Qu’il s’agisse des séquoias dans Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock ou des roses d’American Beauty (1999) de Sam Mendes, le végétal, loin de se réduire au décor, est en vérité la nervure ontologique de l’image cinématographique, imposant un déplacement du régime symbolique de l’ordre figuratif à la signification vitale de l’expression : le sens est littéralement la direction empruntée par la métamorphose organique du vivant, et c’est cette animation qui est la dimension proprement signifiante de l’image. La classification thématique des chapitres est en cela éclairante : de « l’horreur végétale » aux « plantes et la mort », de « l’astrobotanique » à « éthique et génétique », les plantes nous relient à l’endosmose initiatrice de la nature vivante, où vie et mort, admiration et répulsion, composent la dualité immémoriale, la condition conflictuelle de tout être vivant. Le végétal et le cinéma partagent, parce qu’ils sont tous deux la rencontre de l’élan vital et de la matière, cette même vocation à déloger la rationalité individuellement close pour lui y substituer l’esprit du corps agrandi de la vie organique, que seule l’image cinématographique, en tant qu’intrication évolutive de l’animé et l’inanimé, peut raviver dans le cœur endormi de l’homme (post)moderne. Cette condition (in)humaine, attirante et dérangeante, signifiée dans la végétalisation de l’image, est justement, pour Jean Epstein, contemporain d’Eisenstein, le destin de cette « immense bête dont les pierres, les fleurs, les oiseaux sont des organes exactement cohérents dans leur participation à une unique âme commune » que la spécificité du dispositif cinématographique célèbre et transfigure.
S’il est l’occasion de réinvestir cet enracinement énergétique de l’image dans l’animisme végétal, le livre de Katia Astafieff, biologiste de formation, n’a pas pour intention de donner une analyse approfondie des films, en proposant, au contraire, des pistes de réflexion à partir de la description ciblée des plantes marquantes de certaines scènes. La découverte de leurs particularités scientifiques permet de rendre compte de la concordance étonnante entre la volonté du vivant et la pensée de la mise en scène, lesquelles se reflètent l’une dans l’autre, puisant dans leurs réserves signifiantes respectives. De la même manière que le cinéma extrait de la transformation végétale la source motrice de sa disruption visuelle, la perception des plantes se retrouve elle-même modifiée dans la médiation cinématographique de son image : chacun des deux mondes sont des organismes, qui, par-delà leur distinction extérieure, communiquent à travers le fond symbiotique de leur devenir en oeuvre de la nature. Nous pouvons comprendre le titre en ce sens : les plantes produisent une image singularisante du cinéma, signant un accord créateur entre deux formes de vie, deux types de personnalité, qui ne peuvent être visibles que dans la libre incarnation qu’ils donnent à l’âme du monde. La vulgarisation scientifique des plantes se double ainsi d’un enjeu de personnification, tel que l’entendait aussi Epstein, de ces dernières à travers l’animation de l’image cinématographique : « Le cinéma accorde ainsi aux apparences les plus gelées des choses et des êtres, le plus grand bien avant la mort : la vie. Et cette vie, il la confère par son aspect le plus haut : la personnalité. (…) Tous les aspects du monde, élus à la vie par le cinéma, n’y sont élus qu’à condition d’avoir une personnalité propre ».
De là la proposition finale de faire des plantes des « stars de la nature » : images-phénomènes à part entière, elles entretiennent, par l’irréductibilité de leur incursion dans le champ de la perception, le mystère des origines, que le cinéma laisse sentir dans la résonance philosophique de ses plans, car, comme le conclut Katia Astafieff : « Après tout, leur plus beau rôle n’est pas au cinéma, il est partout, autour de nous : c’est celui qu’elles accomplissent chaque jour par la magie de la photosynthèse, celui qu’elles jouent dans les écosystèmes, celui d’appartenir peut-être au règne le plus puissant de la nature, sans lequel aucune autre vie ne serait possible ».
Les plantes font leur cinéma : De la petite boutique des horreurs à Avatar, de Katia Astafieff (Dunod, 240 p., 19,90 €)
Après First Cow en 2021, Kelly Reichardt signe son retour dans les salles obscures avec Showing Up. En proposant une immersion dans la scène nord-américaine de l’art contemporain, la cinéaste brosse aussi le portrait intime d’une femme névrosée, en pleine crise existentielle et artistique.
Les espaces ruraux dans First Cow et Certaines Femmes (2017), l’Amérique white trash dans River of Grass (1994)… Kelly Reichardt a toujours inscrit son regard cinématographique dans des territoires psychiques et physiques, en y interrogeant les problématiques inhérentes aux lieux qu’elle filme. Elle s’intéresse pour son nouveau long-métrage au microcosme de l’art contemporain en posant ses valises à Portland dont elle dissèque les contours, sans imposer au spectateur un regard surplombant. Réalisatrice phare d’un cinéma de la contemplation, Reichardt ne pose pas tant un regard critique sur un environnement qu’elle n’observe les interactions des personnages qui l’habitent. Il s’agit surtout ici de comprendre le processus créatif, en filmant longuement des scènes de sculpture mais aussi d’autres plus prosaïques, comme l’installation d’une balançoire qu’elle transcende en pur objet esthétique. Passée par l’école du Musée des beaux-arts de Boston, la réalisatrice offre une véritable réflexion sur les matériaux et les textures, en plus de donner à voir – si c’est n’est à toucher – une véritable approche sensorielle où l’odeur de l’argile et la rugosité d’installations textiles transparaissent presque de l’autre côté de l’écran.
Si une multitude de personnages s’adonne à la création dans Showing Up, c’est surtout à travers le personnage principal de Lizzie, jouée par l’excellente Michelle Williams, que la cinéaste exprime les tourments de la création. Obsession du détail, motif de la page (ou plutôt de la toile) blanche… Pour Lizzie, passion et vie intime ne font qu’un. Ses sculptures deviennent le miroir de ses angoisses, des petites figurines tourmentées qui font écho à une cellule familiale parfois instable et à une peur panique de l’échec. Personnage souvent mutique – parfois même agaçant à force d’inexpressivité -, Lizzie ne laisse déborder sa sensibilité qu’à peu de reprises, son art se substituant à sa parole. On n’explicite d’ailleurs jamais ses motivations, comme si son travail suffisait à faire comprendre son paysage intérieur et ses émotions. Lizzie ne se confronte jamais frontalement à sa dépression, ou du moins à son angoisse, réservant sa colère aux problèmes triviaux du quotidien : une douche qui ne lui fournit plus d’eau chaude, l’aile cassée d’un pigeon qu’elle tente de soigner…
La performance de Michelle Williams est, à cet égard, brillante car elle esquisse les variations d’une femme constamment sur le fil, tout en nuances. Au lieu de s’attaquer de manière poussive aux atermoiements d’une quadragénaire, Kelly Reichardt dresse le portrait fin et subtil d’une période de crise, ni grandiloquente, ni fantasmée, et chronique un déchirement intérieur progressif. Ce que traverse Lizzie est, somme toute, un chapitre de vie banal, empreint d’un sentiment de solitude tenace, d’une incapacité à communiquer avec ses pairs, avec en prime le doute persistant du « faire assez bien » et de donner du sens à sa vie. Mais si Showing Up aborde un passage non sans embûches dans la vie d’une artiste, il n’en reste pas moins un film solaire, ponctué de moments de grâce qui baignent dans une lumière estivale. Douce-amère, la conclusion de Showing Up tranche en faveur d’un optimisme bienvenu, mais pas convenu, plongeant le spectateur dans un bain de sensations paisibles.
A la production : Neil Kopp, Louise Lovegrove, Anish Savjani & Vincent Savino pour A24.
Derrière la caméra : Kelly Reichardt (réalisation). Kelly Reichardt & Jonathan Raymond (scénario). Christopher Blauvelt (chef opérateur).
A l’écran : Michelle Williams, Hong Chaud, Maryann Plunkett, John Magaro, André Benjamin, Judd Hirsch, Amanda Plummer, Matt Malloy.
En salle le : 3 mai 2023.
Un singe, l’Empire State Building, des avions, une belle blonde en détresse… Qui ne connaît pas King Kong, même sans avoir vu une minute du film portant son nom ? Et s’il semble aujourd’hui tout aussi fringuant qu’à ses débuts, Kong fête pourtant ses 90 ans cette année ! A cette occasion, Gone Hollywood s’intéresse à la naissance du singe qui, du haut de son impressionnante stature, a laissé à jamais son empreinte sur le septième art et la pop culture. Bienvenue dans les coulisses du King Kong originel, né de l’imagination d’Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper en 1933…
Pour ceux dont la mémoire flanche, voici le petit rappel d’une histoire désormais classique. Un navire transportant une équipe de tournage composée du réalisateur Carl Denham (Robert Armstrong), son actrice Ann Darrow (Fay Wray) et du second capitaine dont cette dernière s’amourache, Jack Driscoll (Bruce Cabot), accoste pour les besoins du film sur Skull Island, une île reculée où vit un gorille géant vénéré par une tribu autochtone. Ann Darrow est soudainement enlevée par les indigènes pour servir de sacrifice au gigantesque monstre. Alors qu’elle est sauvée, on capture la bête, pour la ramener à New-York et la présenter à Broadway comme « Kong, la Huitième Merveille du monde ». Réussissant à s’enfuir, le King recherche désespérément Ann Darrow, semant la panique dans les rues de New-York. Il finit par retrouver la jeune femme, qu’il emporte dans sa fuite désespérée jusqu’au sommet de l’Empire State Building. L’armée intervient, envoyant des avions de chasse pour le stopper. Malgré tous ses efforts, la gigantesque bête n’est pas de taille à résister à leurs attaques. Kong finit par lâcher prise et s’écrase en contrebas.
Le cinéma doit cet énorme projet simiesque à l’imagination et au savoir-faire de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, anciens caméramen, militaires et aviateurs, qui, après s’être croisés au front pendant la première guerre mondiale, se reconvertissent respectivement dans la production et la réalisation sur les hauteurs d’Hollywood.
Nourrie par les incroyables voyages menés avec Schoedsack pour réaliser des documentaires dans des endroits sauvages et reculés de la planète (L’Exode, 1925 ; Chang, 1927), ses discussions avec son ami W. Douglas Burden, un naturaliste-explorateur d’îles malaisiennes pleines de mystère (Komodo, Bali, Wetar) peuplées de gigantesques reptiles, et son désir inextinguible d’explorer de terres inconnues quelque peu réprimé par les restrictions financières de la Grande Dépression, l’imagination de Cooper voit un jour germer l’idée d’une aventure fantastique sur une île inexplorée si éloignée que l’évolution n’y a pas eu lieu, que tout y est encore possible « […] pour plaire au public, bien sûr, mais aussi pour me faire plaisir. Je voulais produire quelque chose que je pourrais contempler avec fierté et dont je pourrais dire : « C’est l’aventure ultime. » » La première image qui s’impose à lui est celle d’un gigantesque singe d’environ 15 mètres, qui évoquerait « une préfiguration des débuts de l’humanité ». Que se passerait-il si ce représentant de la vie animale préhistorique venait à se trouver au milieu de notre société industrialisée ? Cooper se figure alors placer la bête sur le gratte-ciel symbole de la plus haute réalisation architecturale que l’homme moderne ait réalisée à l’époque : l’Empire State Building. Perché à son sommet, le singe y combattrait une flotte d’avions de guerre. De ce point de départ, que Cooper considère immédiatement comme le climax du film, il lui faut désormais rembobiner le fil de l’histoire… Comment le singe se retrouve-t-il là ? Il ajoute alors à son histoire de gorille géant la découverte de bêtes préhistoriques colossales sur une île « bien à l’est de Sumatra », une tribu de « sauvages » qui vénèrent des dieux mystérieux, une expédition partant de New York pour capturer et ramener un monstre extraordinaire afin d’épater la foule, et l’impossibilité d’une telle créature à survivre en captivité. Mais la Bête est si imposante qu’elle ne peut être blessée par une lame acérée ; comment alors la capturer ?… Schoedsack et Cooper déterminent que sa rencontre avec une « belle et fragile jeune femme » précipitera sa chute. « Il n’y a qu’une chose qui puisse briser une brute, si tant est qu’elle se rapproche de l’homme, c’est la beauté ! » Une conclusion qui peut sembler un peu archaïque aujourd’hui… « J’ai donc décidé que ce serait la Beauté, sous les traits d’une jeune fille, qui mènerait King Kong à être capturé, et, pour finir, à la mort.» Les grandes lignes du nouveau film de Cooper et Schoedsack sont tracées, et le nom de la Bête, inspiré des consonnances exotiques de Komodo, presque tout trouvé…
En juin 1931, Cooper est contacté par un certain David O. Selznick qui cherche à monter sa propre société de production. La collaboration n’est pas nouvelle, car Schoedsack avait déjà tourné des documentaires pour lui, et l’avait désigné comme superviseur pour ses précédentes réalisations. Cooper saisit l’occasion pour présenter son histoire de gorille préhistorique à l’aspirant producteur. Mais ce dernier ne possède pas encore les moyens de faire quoi que ce soit pour l’aider à la réaliser. Selznick devra attendre 1936 pour réaliser son rêve de monter son propre studio, et rejoint en attendant, grâce à l’aide de Cooper, la RKO dont il devient le « directeur des productions » dès 1931. Une fois en place, c’est au tour de Selznick d’aider Cooper, en lui proposant de devenir l’un de ses assistants producteurs exécutif à la RKO.
C’est à ce moment que l’on présente aux deux hommes des extraits d’un film en cours de production appelé Création, sur lequel travaille un réalisateur pionnier des effets spéciaux et adepte du stop motion, Willis O’Brien. La technique, aussi vieille que le cinéma, consiste à filmer un objet inanimé auquel on imprime un mouvement plan par plan. La persistance rétinienne de l’œil humain, lors de la projection, unit ensuite chaque image pour donner à l’objet la fluidité et l’illusion du mouvement. O’Brien a l’idée de combiner ce trucage avec l’emploi d’un décor miniature en trois dimensions, dont la profondeur de champ est agrandie par l’utilisation d’un arrière-plan en verre peint. C’est ainsi qu’il développe pour une adaptation du Monde Perdu d’Arthur Conan Doyle par Harry O. Hoyt en 1925 ce qu’il appelle « l’animation en profondeur ». Elle permet, comme son nom l’indique, de donner vie à des objets inanimés tout en obtenant une profondeur de champ inégalée (un peu comme s’en chargeait la caméra multiplane des animateurs des studios Disney). Dans Le Monde Perdu tout comme dans Création, ce sont des dinosaures créés par le sculpteur et maquettiste Marcel Delgado qui évoluent sous l’œil de la caméra grâce à l’ingénieuse technique d’O’Brien.
Bien que la RKO ne décèle aucun potentiel commercial dans Création, et que le film soit mis à l’arrêt à la suite de ces essais, Cooper découvre dans le talent d’O’Brien et de son équipe le moyen de faire prendre vie au gorille géant de son histoire ! Il obtient de Selznick l’autorisation de tourner des plans tests dans les studios de la RKO-Pathé afin de les présenter au comité de direction et essayer de gagner leur approbation. La question qui se pose alors, c’est de tourner les bouts d’essai avec un budget quasi inexistant… Pour rassembler les fonds nécessaires, une grosse production est tout bonnement annulée, et l’on prélève autant que possible sur les budgets d’autres films en cours de réalisation. Cooper confie son script alors intitulé La Bête à un auteur anglais du nom d’Edgar Wallace en décembre 1931 pour qu’il en fasse un véritable scénario. Mais, coup du sort, le 10 février 1932, son scénariste meurt des suites d’une pneumonie sans avoir même commencé à écrire – cependant, Cooper s’étant engagé à le créditer, Edgar Wallace figurera malgré tout au générique de King Kong. Pour le remplacer, le cinéaste fait appel à James Creelman, un écrivain aguerri dont l’imagination débordante éprouve quelques difficultés à demeurer dans les limites de ce que peuvent permettre le budget et les moyens techniques du studio. Le producteur reste toutefois confiant : « Je savais […] qu’il n’y avait rien que l’homme ne puisse concevoir dans son imaginaire que le caméraman ne pourrait recréer ou surpasser grâce à un certain nombre de procédés disponibles. »
Mario Larrinaga et Byron Crabbe, concepteurs des décors, s’occupent de mettre en dessins le scénario qui prend forme (ils se chargeront par la suite de peindre les arrière-plans ainsi que les décors sur verre). Afin de les aiguiller vers l’ambiance désirée, Cooper leur montre différentes gravures de Gustave Doré tirées de la Bible, du Paradis perdu de John Milton ou de La Divine Comédie de Dante, dont il souhaite retrouver l’ambiance et le clair-obscur. La scène décrivant Kong qui surveille son territoire du haut de sa falaise par exemple ne cache pas son inspiration, rappelant L’Ermite sur la montagne ou Satan surplombant le Paradis (1870). Commence alors le tournage des scènes test du film portant désormais le nom de La Huitième Merveille du monde, sur deux plateaux composés de décors miniatures habillés de véritable végétation. Pour ajouter du relief et intensifier l’effet de perspective, on complète les éléments des maquettes partiellement construites par des peintures sur verre ; la surface ainsi peinte est positionnée entre la caméra et la maquette de telle manière que dessin et décor se superposent en une seule image. Afin de s’assurer de la fidélité des reproductions des dessins de Larrinaga et Crabbe qui servent de décors, O’Brien, pour guider les peintres, projette sur le plateau en construction le dessin qu’il représente. C’est ainsi que prend corps Skull Island, sur laquelle évoluent un immense gorille de 45 centimètres et les dinosaures en dural (alliage à base d’aluminium, de cuivre, de magnésium et de manganèse trempé ayant les propriétés d’être léger et à la résistance élastique) et caoutchouc construits à l’origine par Delgado pour Création. Seulement, le latex de leur peau souffre de la chaleur des projecteurs, ce qui oblige à créer des « doublures » de bois pour certains plans.
Malgré cet imprévu, on peut projeter 10 minutes de film test au comité de direction de la RKO dans les temps, accompagnées d’une douzaine de grands dessins au crayon carbone de Larrinaga et Crabbe pour présenter les éléments déterminants de l’intrigue. La proposition suscite majoritairement l’enthousiasme, bien que certains tentent tout de même de mettre le projet à l’arrêt. Selznick décide alors d’y investir plus d’argent que pour n’importe lequel de ses précédents longs-métrages, et sous condition que Cooper ne fasse pas de dépassement de budget, la production du film est validée malgré un scénario toujours en cours d’écriture. C’est à ce moment que Ruth Schoedsack, la femme d’Ernest, rejoint l’équipe des scénaristes, pour ajouter au script, à la demande de Cooper « […] le genre de dialogue quasi-victorien qui permettra au fantastique de tenir debout. » L’idée étant de prendre le temps, au début du film, de tout mettre en place avant l’arrivée de Kong pour ne plus rien avoir à expliquer ensuite et consolider ainsi la suspension d’incrédulité du spectateur nécessaire à son implication dans l’intrigue – tout en lui présentant une scène d’action si intense et prenante dès les premières minutes qu’il n’aura pas la possibilité de réfléchir à la plausibilité de ce qui lui est présenté. Ce concept pose problème aux dirigeants du studio, qui souhaitent voir King Kong apparaître dès le début du film. Mais Cooper et Schoedsack tiennent bon. Ils doivent cependant se plier aux exigences du studio quand le comité de direction, qui craignant que ne se glissent dans les dialogues de la tribu de Skull Island des phrases provocantes ou vulgaires (le dialecte employé s’inspirant grandement de celui des habitants de l’île de Palaos dans l’Océan Indien), demande à Ruth Schoedsack de faire traduire en anglais chacune des phrases, pour les soumettre à leur approbation, et ce, malgré l’infime possibilité que le film sorte dans une région aussi reculée que Palaos…
C’est à elle également qu’incombe d’écrire 90% des dialogues de la romance, Cooper étant loin d’être expert en la matière – Schoedsack et lui se sont vus reprochée l’absence d’histoire d’amour dans leurs films précédents. C’est à Ruth que l’on doit aussi l’ellipse entre la capture de Kong sur l’île et son arrivée à Broadway, permise par une réplique de Denham expliquant comment le singe se retrouve là-bas. Dans le but d’assurer la cohérence, Ruth reste présente sur le plateau pendant le tournage pour adapter sur l’instant script et dialogues quand le besoin se fait sentir. L’autre femme essentielle au film, c’est la « Belle » qui tuera la Bête. Pour l’interpréter, Cooper désire engager une actrice blonde, afin que sa chevelure contraste avec la fourrure noire du gorille. Bien qu’il auditionne Jean Harlow, Ginger Rogers, il leur préfère finalement la brune Fay Wray. On lui fournira une perruque et, magie du cinéma oblige, elle deviendra blonde ! En lui présentant le projet, Cooper, malin comme un singe, fait miroiter à l’actrice le premier rôle d’un film sur « une découverte aux proportions gigantesques », qu’elle interprétera face au « plus grand, au plus ténébreux acteur de premier rôle masculin à Hollywood. » Inutile de dire que la jeune femme panique un peu en découvrant le véritable aspect de son prétendant !
Producteur, réalisateur, scénaristes, acteurs… King Kong est, pour reprendre les mots de Schoedsack, le « résultat de nombreuses collaborations ». Constitué pour plus de 90% de plans composites (surimpression, animation en volume), il représente surtout le parfait mélange de la maîtrise d’hommes d’expérience dans les domaines artistique, photographique et mécanique. L’une des participations essentielles au projet est celle de Sidney Saunders, le superviseur du département peinture de la RKO, qui perfectionne pour les besoins du film la « rétroprojection » – technique utilisée avec succès dans Metropolis (Fritz Lang, 1927) par les cameramen Karl Freund et Günther Rittau -, consistant à faire jouer les acteurs devant un écran translucide en verre sur lequel on projette un paysage ou une scène filmée en amont, pour les « incruster » dans ces décors. L’emploi de cette technique se heurte à l’époque à de nombreuses difficultés : en premier lieu, le matériau employé, cher et fragile. Ensuite, la complexe et nécessaire synchronisation entre le passage d’une image à l’autre du projecteur, et celui de la caméra, pour que l’intervalle entre les images ne soit pas visible sur le film (cela crée sinon un désagréable effet de clignotement, la caméra n’étant pas capable de reproduire la persistance rétinienne qui lisse cet effet dans le cerveau humain). Comme si cela n’était pas suffisant, il faut également pallier un problème de lumière à l’aide de filtres, une image projetée étant plus lumineuse au centre (phénomène appelé hot spot) et en conséquence plus sombre sur ses pourtours. Seulement, cela atténue l’éclat de l’image.
Saunders a alors l’idée lumineuse d’utiliser un écran largement plus grand que ceux employés habituellement (4.8mx6m), réalisé en cellulose translucide, une matière flexible, incassable et très résistante à la chaleur. Cet écran augmente de 20% la brillance de l’image tout en réduisant de 50% l’effet de hot spot. Pour la première fois, on arrive à obtenir d’intenses noirs et blancs avec la rétroprojection. Quant au problème d’obturation, il est réglé par l’adoption de nouveaux moteurs Selsyn montés sur la caméra et le projecteur, qui, tournant exactement à la même allure, assurent ainsi la synchronisation parfaite des deux appareils. Cette avancée technique inégalée sera récompensée dès 1934 par l’Académie du Film et des Sciences qui décerne à Sidney Saunders (ainsi qu’à Fred Jackman, un directeur photo travaillant pour la Warner) un prix pour le « développement et l’usage efficace de l’écran de cellulose translucide dans une photo composite ». Néanmoins Saunders n’est pas au bout de ses peines : il faut encore faire concorder l’intensité et la direction de la lumière des différents éléments du décor pour les synchroniser. Un savoir-faire dont la maîtrise nécessite des heures et des heures de tournage…
Devant la réussite esthétique des plans de Saunders, Merian Cooper a l’idée d’adapter le principe de rétroprojection pour créer l’arrière-plan des décors miniatures, et y projeter les acteurs. Willis O’Brien se charge de développer cette technique, qui deviendra indispensable au tournage de King Kong. Seulement, on ne peut utiliser l’écran de cellulose de Saunders pour les maquettes car sa texture, trop granuleuse, se voit à la caméra en gros plan. O’Brien trouve la solution en utilisant un écran lisse, en caoutchouc chirurgical, tendu sur un cadre de bois. C’est la tension qui permet alors de gérer le problème de hot spot et de diminution de luminosité. Cependant, le caoutchouc se détériore très rapidement à la chaleur des projecteurs et doit être fréquemment remplacé. Pour ajouter à l’ouvrage, afin de s’assurer que mouvements, décors et lumières s’accordent à l’écran, on doit développer la pellicule imprimée immédiatement sur le plateau, grâce à une chambre noire portative. En résultent des bandes « test » qui, conservées à titre privé par les techniciens, permettront bien des années plus tard, de restaurer des scènes du film…
King Kong, travail de titan ? Pour 20 secondes de film, c’est une journée de besogne qu’abattent les équipes de Cooper et Schoedsack. Un travail de bien trop longue haleine pour respecter les délais de production… A la moitié du tournage cependant, comme il est laborieux de tester chaque prise pour s’assurer du résultat, le responsable des trucages optiques Linwood G. Dunn (titulaire de cinq Oscars à la fin de sa carrière), propose à O’Brien d’employer une tireuse optique qu’il a développée. Composée d’un projecteur, lié par une série d’objectifs à une caméra qui lui fait face, elle permet de retravailler sur la pellicule vierge de la caméra les cadres, transitions, zoom, ouvertures immédiatement lors de l’enregistrement des éléments du film placé dans le projecteur. On peut également de cette manière incruster des acteurs dans des décors où évoluent les animaux factices plus rapidement qu’en utilisant la rétroprojection. Un gain de temps inespéré pour un département dont le travail se compte parfois en journée de 22 heures !
Les animateurs travaillent d’arrache-pied sous la coupe d’O’Brien pour donner vie au bestiaire fantastique qui peuple Skull Island. Les descriptions du paléontologue Barnum B-Brown permettent de recréer l’aspect des dinosaures le plus fidèlement possible. Une fois les animaux réalisés, et après étude de la démarche des éléphants, on s’interroge sur la manière de recréer l’effet de pesanteur des corps préhistoriques lors de leurs déplacements. Le stratagème, dissimulé par des dessins sur verre, de la végétation, ou une prise de vue en contre-plongée est le suivant : les décors sont construits sur des tables dans lesquelles sont percés des trous, d’où sortent des pinces permettant de manipuler les pieds des animaux. Ils sont ainsi bien ancrés au sol, et peuvent avancer avec ce mouvement de balancier caractéristique de la marche.
Cependant la star du film, ce n’est ni le tricératops, ni le T-Rex, c’est King Kong ! Aussitôt le projet validé, Cooper demande à Marcel Delgado s’il est possible de créer un gorille qui apparaitrait à l’écran aussi grand qu’un dinosaure. Ce dernier, suivant la direction d’O’Brien, combine alors les traits d’un gorille et ceux d’un homme pour réaliser une créature « quasiment humaine ». Problème : elle semble, en conséquence, trop gentille aux yeux de Cooper qui précise après quelques essais infructueux : « Je veux que Kong soit la plus féroce, la plus sauvage, la plus monstrueuse des choses qu’on n’ait jamais vues. » L’idée étant pour lui d’opérer un retournement tel que, plus la bête sera brutale au début, plus les « femmes » [sic] pleureront sa mort à la fin. Il fournit alors à O’Brien les dimensions d’un véritable gorille, et Delgado, après maints tâtonnements, arrive enfin à terminer Kong, en tenant compte des spécificités désirées par Cooper. « Le squelette était fait de dural, et je l’ai doté de muscles qui réagissent, c’est pourquoi Kong semble vivant et non figé. On m’a fourni de la fourrure de lapin pour le recouvrir, mais cela ne m’a jamais satisfait car je savais que l’on y verrait les empreintes des doigts des animateurs. ». Cinq Kong de différentes tailles sont ainsi réalisés, car le singe a quelque chose d’Alice dans son pays des merveilles : sans que cela ne soit perceptible pour le spectateur (du moins c’est ce que Cooper espère), sa taille fluctue ! Le producteur désire en effet que son monstre préhistorique fasse 5 mètres de haut, mais il doit parfois apparaître plus petit pour que son intérêt pour les humains ne semble pas inconcevable. De la même manière, si l’échelle était conservée, Kong n’aurait pas semblé plus gros qu’une « mouche escaladant l’Empire State Building [Cooper] » ; c’est pourquoi sa taille est augmentée à 7 mètres, pour rendre les scènes dans la New-York plus impressionnantes…
Seules quelques parties de Kong sont construites à l’échelle, telles qu’un mollet et un pied géant pour les scènes où il piétine les hommes, ainsi que son immense main devant loger Fay Wray. Elle ne se creuse pas suffisamment de l’avis de Delgado pour sembler réelle, mais elle peut se soulever sur une hauteur de 3 mètres environ. Ce qui n’a pas manqué de terroriser l’actrice, ne donnant que plus de réalisme à son jeu : « Et là, j’ai aperçu le personnage de Kong. Il était dans une jungle miniature, et faisait moins de 60 centimètres ! Il n’y avait que la grande patte poilue dans laquelle j’allais passer les dix prochains mois qui était absolument énorme […] Alors que je me débattais et gesticulais dans la main du singe, ses doigts se relâchaient petit à petit et commençaient à s’ouvrir. J’avais vraiment peur, et je m’agrippais à son poignet, son pouce, n’importe où où je pouvais, pour ne pas glisser hors de cette patte ! » Bien sûr, le plus détaillé des accessoires, c’est la gigantesque tête de King Kong, dont tous les traits peuvent se mouvoir, des yeux aux narines en passant par la bouche, grâce à trois techniciens dissimulés dans son crâne. Le résultat sidère. A la sortie du film, les journalistes n’ont de cesse de tenter de percer le mystère Kong. Pour l’un d’eux (Time, 13 mars 1933) ses yeux sont de la taille d’une balle de tennis, sa fourrure est faite de 30 peaux d’ours, et pour le manipuler, il ne faudrait pas moins de 6 hommes à l’intérieur pour actionner ses 85 moteurs. Pour un autre (Modern Mechanix and Inventions, avril 1933), il est juste interprété par un homme déguisé en singe. En France on suppose que l’acteur portant le costume a été rapetissé par un procédé photographique, et placé dans des dessins de jungle… L’ingéniosité d’O’Brien et son équipe alimente l’imaginaire presque autant que l’incroyable aventure des héros de King Kong.
Parallèlement à la préproduction de King Kong, Merian Cooper et Ernest Schoedsack travaillent sur le tournage des Chasses du comte Zaroff. L’équipe réunie est alors sensiblement la même : James Ashmore Creelman est au scénario, Max Steiner, alors compositeur attitré de la RKO, à la musique, et Robert Armstrong et Faye Wray en interprètent les rôles principaux. C’est d’ailleurs en se présentant pour le rôle du comte Zaroff que Bruce Cabot, aspirant acteur, est repéré par Cooper. S’il n’obtient pas le rôle pour lequel il postule, Cabot est retenu pour Kong après une audition sportive où on lui demande de descendre une corde suspendue au décor. Et ils sont grandioses, ceux des Chasses du comte Zaroff ! Car une grande partie du budget du film y est consacrée ! Marais inquiétant, falaise abrupte, ravin traversé par vieux tronc d’arbres reliant ses rives… En contemplant ces créations, Cooper y projette aussitôt les paysages de son scénario, désormais rebaptisé Kong. Faisant ainsi d’une pierre deux coups, il décide d’effectuer les deux tournages simultanément, sur les mêmes plateaux : Kong de jour, Zaroff de nuit, ce qui ne se fait pas sans heurt. Cooper et Schoedsack se chamaillent sans cesse, le premier insistant pour emprunter Wray et Armstrong alors que le tournage de Kong est en cours sur le plateau de Zaroff. Pour que Schoedsack puisse respecter les délais imposés par Selznick malgré l’absence des acteurs, Cooper propose un compromis : le réalisateur n’a qu’à leur substituer les silhouettes du directeur de la photographie Edward Linden, de l’animateur Buzz Gibson, ou d’une découpe en carton, pour figurer l’actrice principale ! Dans le but de gagner du temps -et économiser quelques précieux dollars, certaines animations de dinosaures comme les tricératops, sont directement reprises de Création, et des plans tournés en extérieurs pour Zaroff seront repris tels quels au montage de Kong.
L’équipe de King Kong se retrouve tout de même obligée de travailler de nuit, elle aussi, pour rattraper le retard cumulé. C’est ainsi qu’est réalisée la séquence du sacrifice de la fiancée de Kong (Ann Darrow, captive), dans les restes du décor de la Jérusalem du Roi des Rois (DeMille 1927) auxquels sont ajoutées des maisons polynésiennes reprises de L’Oiseau de paradis (K. Vidor, 1932) afin de représenter la cité en ruines de Skull Island. Pour des besoins de mise en scène, les figurants, torches enflammées à la main, sont alignés en hauteur, sur le dessus du Studio 10 de la RKO-Pathé, près de l’entrée donnant sur le boulevard adjacent. Le tournage ayant lieu dans l’obscurité, une foule inquiète commence alors à s’y attrouper, pensant que le studio brûle ! Quelques années plus tard, c’est effectivement bien en fumée que disparaîtra, à dessein, l’un des décors les plus célèbres de King Kong, le Grand Mur, après avoir figuré dans de nombreuses autres productions. Pour économiser sur les budgets, il est courant de remployer les décors, et parfois des séquences entières d’autres films. C’est le cas dans la Le Fils de Kong (Schoedsack, 1933), suite lancée immédiatement avec la demande expresse des studios de faire encore plus fort, encore plus grand… Avec un budget moindre. Schoedsack reprend alors des scènes coupées au montage du premier film, notamment une séquence avec un terrifiant Styracosaurus. Chose peut-être plus étonnante, on retrouve dans Citizen Kane (O. Welles, 1941), des images d’oiseaux s’envolant à travers les arbres de Skull Island en arrière-plan. On réutilisera d’autres vestiges de King Kong sur une autre île, Lemuria, dans le Retour de Chandu, une série de films en 12 volets avec Bela Lugosi. Chaque épisode s’ouvre par le plan d’un habitant qui frappe sur un gong, le même qui sert à appeler Kong pour le sacrifice.. En 1935, Cooper emprunte le Grand Mur pour un autre film qu’il tourne pour la RKO, La Source de feu (1935), et le 10 décembre 1938, le décor tire sa révérence, s’enflammant pour les besoins du chef-d’œuvre produit par David O. Selznick, Autant en emporte le vent (V. Fleming, 1939). Rhabillé pour ressembler à des bâtiments d’arrière-plan, on barde l’ex Grand Mur de tuyaux traversés par du gaz hautement inflammable… En 6 minutes, il n’est plus que cendres. Parmi les spectateurs ébahis amassés dans le studio ce soir-là, se trouve Vivien Leigh. On raconte que c’est à ce moment que Selznick décide d’en faire sa Scarlett O’Hara. La suite, on la connaît…
Si le Mur a survécu à King Kong, comment film et animal finissaient-ils ? Retrouvant son métier originel après avoir joué les doublures, c’est Buzz Gibson qui anime la célèbre scène où Kong escalade l’Empire State Building… Pour en parfaire le réalisme, la vue sur New York est peinte par Larrinaga et Crabbe sur trois plans de profondeur différente. Les avions attaquant alors le pauvre singe sont filmés en taille réelle, avec la participation de quatre pilotes de la Navy, puis on utilise des maquettes de 10 et 40 centimètres de diamètre accrochées à des fils pour compléter la scène. Les gros plans sur les pilotes sont filmés en studio dans des décors de cockpits (Cooper et Schoedsack font dans ces rôles un petit cameo avant l’heure, repris plus tard par le cinéaste néo-zélandais Peter Jackson). Cette séquence nécessite la réalisation des premiers effets de caméra sophistiqués du septième art : adoptant le point de vue d’un pilote, elle plonge alors vers Kong – à l’aide d’une rampe en bois de 7 mètres sur laquelle elle est fixée. Quant aux plans sur Fay Wray, ils demandent d’alterner entre l’emploi d’un mannequin articulé lorsque Kong la tient dans sa main, ou des plans rapprochés sur l’actrice en chair et en os placée dans l’immense paume mécanique. La difficulté majeure de la séquence se présente lorsque King Kong est précipité vers la mort : la maquette de l’Empire State Building est trop petite pour permettre à la caméra d’atteindre la vitesse nécessaire pour exprimer l’accélération de sa chute. On trouve alors le moyen de modifier la caméra, en lui ajoutant un moteur qui permet d’imprimer la pellicule huit fois plus rapidement que la normale, conférant ainsi artificiellement à l’action le tempo désiré. Le film est dans la boîte !
Seulement, lorsque Cooper inspecte le montage terminé, il s’aperçoit que King Kong s’arrête sur la bobine numéro 13… Un tantinet superstitieux (comme l’est aussi le tout Hollywood, un studio de cinéma ne comportant jamais de plateau ou de vestiaire numéro 13), il annonce alors : « Aucun de mes films ne sortira en 13 bobines ! Je vais tourner une scène supplémentaire pour monter le compte à 14. » L’assistant de Ted Cheesman au montage, Archie Marshek, n’est pourtant pas dupe : pour lui Cooper saisit cette parfaite excuse pour ajouter une séquence qu’il désire profondément mettre en scène… On met donc en place une maquette des rues de New York – où l’on retrouve des enseignes « Gibson&Co », « Delgado Building », clins d’œil aux noms de l’équipe qui œuvre d’arrache-pied sur le film – pour tourner une nouvelle scène de panique dans laquelle la présence de Kong crée un accident ferroviaire. La séquence rallonge le film, ce qui ne convient pas à la branche new-yorkaise de la RKO, pour laquelle on ne doit pas dépasser 1h40. De toute manière, le rythme du long-métrage semble trop inégal pour Cooper, qui se joint à Ted Cheesman dans la salle de montage pour réduire le film à 11 bobines, en coupant un certain nombre de scènes (quelques dinosaures et monstres rampants de Delgado, le voyage d’Ann et Jack le long de la rivière, Kong descendant Skull Mountain, quelques gags et dialogues…) En découvrant la version finale, O’Brien et son équipe ne manquent pas de regretter le nombre d’heures de travail perdues par ce montage.
David O. Selznick, gêné par les interventions de plus en plus envahissantes des bureaux new-yorkais, annonce sa démission début février 1932, non sans avoir auparavant exprimé son souhait de voir nommés O’Brien et ses huit collaborateurs aux Oscars pour une récompense spéciale qui saluerait leur travail sur les effets spéciaux -une requête rejetée par l’Académie qui ne créera une telle catégorie qu’en 1940… Selznick rejoint alors la MGM, dirigée par son beau-père Louis B. Mayer, en 1933. Merian Cooper prendra sa succession à la RKO. Avant de partir, cependant, pour satisfaire les dirigeants du studio qui trouvent que le titre du film, ne le démarque pas assez des autres productions du tandem, Selznick acolle un King majestueux au Kong déjà bien imposant.
Quelques mois plus tard, en juillet 1932, Murray Spivack, le concepteur des effets sonores (lauréat de huit Oscars au cours de sa carrière) entre en action. Le cinéma parlant n’en étant qu’à ses balbutiements, il est obligé, pour le film, d’inventer de nombreux nouveaux sons – le cri de Kong, notamment. Spivack possède déjà une bibliothèque d’une centaines de bruits d’animaux, mais il sait que ces cris seront trop reconnaissables, ou trop brefs, pour un animal de la stature de King Kong. Il se rend donc au zoo, pour enregistrer les rugissements des lions et des tigres à l’heure du repas. Afin d’obtenir des grognements satisfaisants, les gardiens font mine de leur retirer la nourriture sous le museau. « J’ai mixé [les cris] ensemble [y ajoutant ceux d’un chien ndlr], et les ai joué à l’envers. Je les ai ralentis […] J’ai enregistré le résultat. » Le son ainsi créé est accolé à d’autres montages de la sorte, bouclé quatre fois pour atteindre les trente secondes nécessaires au hurlement de Kong. Il arrive également que Spivack lui-même interprète le singe : pour la scène dans laquelle Kong grogne doucement face à Ann, se sont ses propres grondements enregistrés dans un mégaphone que l’on entend !
Les animaux préhistoriques qui peuplent Skull Island, dont les respirations lourdes sont obtenues avec des soufflets, subissent le même traitement. Des reptiles au T-Rex, c’est encore Spivack qui s’y colle. En écrivant au conservateur du Zoo de Lincoln Park à Chicago pour être conseillé sur le bruit des dinosaures (« J’ai dû traduire son langage scientifique en anglais. Cela semblait dire : « Espèce de fou ! Ces animaux n’avaient pas de cordes vocales, et de fait, n’avaient pas de voix. » Hé bien, je ne pouvais pas dire ça à Monsieur Cooper. On ne pouvait pas montrer à l’écran un monstre de 15 mètres de long et ne pas le faire rugir – ç’aurait été ridicule ! »), il apprend qu’il s’agirait plutôt de sifflements. Spivack ralentit systématiquement les sons qu’il produit, afin d’obtenir un son caverneux et profond digne des plus gros bestiaux. Il laisse cependant le beau rôle à son assistant pour « jouer » la mort du T-Rex, en le faisant se gargariser dans un mégaphone ! Quant aux déflagrations des armes, pas d’imitation ici, rien de mieux que le réel : ce sont de véritables coups de feu tirés avec des balles à moitié vidées de leur poudre pour éviter que la détonation ne paralyse le micro… Pourtant la véritable innovation que va développer Murray Spivack pour King Kong, c’est l’harmonisation des effets sonores avec la musique. Il modifie en effet leur fréquence pour l’adapter à la bande originale composée par Max Steiner.
Ce dernier n’est pas en reste, question nouveauté. Travaillant depuis 1929 pour la RKO, Max Steiner décide, dès 1932, d’écrire des bandes-originales aux caractéristiques très particulières. Tout comme le faisait Wagner (et d’innombrables compositeurs de musiques de films après lui), Steiner emploie des thèmes récurrents (pour le film qui nous intéresse on distingue trois thèmes principaux : King Kong, Jungle Dance pour les indigènes sur Skull Island, et Stolen Love pour Kong et Ann). Il souligne également l’action à l’écran par des ponctuations musicales, ne se contentant plus d’écrire une musique d’ambiance générale. Cela lui vaut son pesant de critiques, d’aucuns trouvant la technique trop cartoonesque. Lorsque la question du financement de la bande originale se pose, le président de la RKO, B. B. Kahane, refuse de dépenser un centime de plus pour la musique de Kong, persuadé que le film, qui a déjà coûté bien trop cher à la production, fera un four. Pressentant malgré tout qu’une partition pourrait conférer à son film une dimension supplémentaire, Merian Cooper se propose de financer personnellement l’orchestre et les coûts inhérents à l’écriture d’une bande originale. Fort de ces moyens (conséquents, il faut ajouter 50 000$ de plus au budget de 380 000$ selon Cooper, 600 000$ selon les studios), Max Steiner décide alors « d’écrire ce qu’il voit à l’écran », et minute toutes ses phrases musicales pour qu’elles s’adaptent parfaitement à l’action filmée. C’est finalement un orchestre de 80 musiciens qui jouera sa création, enregistrée par Spivack. L’investissement se voit rentabilisé sur le long terme, puisque des bribes de la musique de King Kong seront réemployées dans une douzaine de production RKO-Pathé par la suite. Peu avant sa mort, Max Steiner parlera tout simplement de cette bande originale comme l’une de ses compositions préférées…
Lors de sa sortie le 2 mars 1933, et malgré les lendemains encore difficiles de la Grande Dépression de 1929, King Kong bat en quatre jours d’exploitation le record de fréquentation pour une attraction couverte, remportant 89 931$. Bien qu’il soit projeté dans deux des plus grandes salles de cinéma de New-York (le Radio Music Hall et le New Roxy), leur gérant, S. L. Rothafel doit programmer 10 séances par jour pour satisfaire la demande du public. La sortie nationale a lieu le 10 avril, après une première monumentale au Grauman’s Chinese Theater de Los Angeles. Les 1,7 millions de dollars rapportés lors de la sortie de King Kong sont une bénédiction pour la RKO, libérant pour la première fois le studio des dettes accumulées. Afin de capitaliser sur le succès du premier Kong, la RKO décide de ressortir le film en 1938. Seulement le code de censure Hays mis en place 4 ans auparavant exige la coupe de certaines scènes jugées à présent trop violentes. On retire donc une petite dizaine de minutes du montage original : les Brontosaures s’attaquant aux hommes ne font plus que trois victimes au lieu de cinq ; la scène dans laquelle Kong déchire la robe de Fay Wray, caresse son corps du bout d’un doigt et renifle l’odeur de la jeune femme est raccourcie (alors qu’elle était déjà moins sulfureuse que prévu à la demande de l’actrice : elle aurait dû finir presque nue !) ; sont également supprimés des plans de la séquence où Kong piétine des indigènes, ou la séquence mémorable (régulièrement reprise) le montrant s’emparant d’une jeune femme endormie à travers la fenêtre d’un building pour la lâcher vers une mort certaine…
Voyant en King Kong une poule aux œufs d’or, la RKO le ressort en 1942, puis de nouveau en 1952 où, porté par une intense promotion télévisée, son succès est fracassant : le film attire trois fois plus de spectateurs que ce qui est attendu, faisant un plus gros score encore que lors de sa sortie en 1933 ; le Time Magazine décerne même à King Kong le titre de « Film de l’année » ! Merian C. Cooper reçoit l’année suivante un Oscar d’Honneur pour ses « nombreuses innovations et contributions à l’art cinématographique » des mains de Charles Barckett, qui ne manque pas de citer King Kong. Le film ressort pour la dernière fois en 1956, les droits de diffusion étant alors revendus à la télévision. La censure se relâchant, on souhaite réintégrer certaines coupes ; seulement les films originaux ont disparu… Il faut attendre 1971 pour que soient retrouvées dans un grenier de Philadelphie, quelques bobines manquantes. Cependant le film est toujours amputé des plans-titres originaux d’ouverture et de fermeture, ainsi que d’une scène que Merian Cooper avait supprimée après la première du film, car il trouvait que sa violence détournait l’attention du spectateur de l’intrigue principale : elle présentait la mort brutale de quatre marins, dévorés par des insectes, araignées et lézards géants ; les infortunés ne font finalement « que » s’écraser sur les rochers. Pour la ressortie du film en 2005, le réalisateur Peter Jackson et son équipe ont recréé cette scène, qui figure désormais dans les bonus du DVD. « Si nous avions eu un contrat sur recettes, nous ne serions pas aussi sympathiques. Nous serions riches », plaisante Fay Wray en 1973.
King Kong a donc eu une longévité exceptionnelle : diffusé à de multiples reprises (il passe en une semaine pas moins de 17 fois sur une chaîne new-yorkaise, battant des records d’audience à chaque transmission et devenant instantanément un classique de la télévision américaine – surpassé uniquement par les rediffusions du Magicien d’Oz, qui séduit grâce au Technicolor…), colorisé pour la télévision en 1989 par Ted Turner, il a imprimé sa patte de manière indélébile sur un septième art qui n’a eu de cesse de lui redonner vie. Pourtant, avant même la production de véritables remakes, le gigantesque singe inspire déjà de multiples réalisations. Dès l’année de sa sortie on voit fleurir les parodies comme le cartoon King Klunk (W. Lantz, 1933), ou L’Animalerie, un court-métrage Disney reprenant peu ou prou la trame de King Kong, remplaçant seulement Ann Darrow par Minnie Mouse. Très rapidement, des films originaux ne cachant pas leur inspiration sont mis en chantier : la RKO produit ainsi, avec la même équipe que Kong, Monsieur Joe (E. B. Shoedsack, 1949), l’histoire d’une jeune femme qui a élevé un grand gorille et le ramène à Hollywood… Cela vous rappelle quelque chose ?
Dans les années 1950, alors que la menace nucléaire terrorise le monde entier, le cinéma voit se multiplier les aventures symboliques des « descendants de Kong », ces monstres radioactifs immenses qui se retrouvent à saccager des villes entières, tel que Le Monstre des Temps Perdus (E. Lourié, 1953), ou le désormais tout aussi légendaire Godzilla (I. Honda, 1954) – qui aura lui aussi droit à sa franchise. Tomoyuki Tanaka, producteur, confie : « J’avais envie de faire quelque chose de grand. C’était ma motivation. J’ai pensé à plusieurs choses. J’aime les films de monstres, et j’ai été influencé par King Kong .» La rencontre était donc inévitable entre le grand singe préhistorique américain et le monstre radioactif géant japonais. C’est chose faite dès 1962 dans le troisième film de la série des Godzilla, King Kong vs Godzilla (I. Honda) – qui aura droit à un remake US en 2021… Il faut dire que devant le succès de King Kong au Japon, la RKO vend la licence au studio Toho dès le début des années 1960. C’est pourquoi le même réalisateur poursuit les aventures de Kong du côté du soleil levant dans King Kong s’est échappé (I. Honda, 1967).
La décennie suivante voit les cinéphiles se prendre de nostalgie pour les films hollywoodiens des années 30. La RKO flairant l’aubaine, lance dès le milieu des années 60 une gamme de produits dérivés (comics, jeux, maquettes, affiches…) sur lesquels figure King Kong. Le film se pare d’une aura culte, et le personnage devient alors une référence incontournable – ce qui permet de mesurer son formidable impact dans la culture populaire. Même les Beatles y font référence dans Yellow Submarine ! Dès 1975, King Kong intègre le classement des 50 meilleurs films américains de l’Institut Américain du Film. Devant un tel succès, un remake éponyme de King Kong est réalisé en 1976 par John Guillermin, avec Jessica Lange, Charles Grodin et Jeff Bridges dans les rôles principaux. Une suite sera produite dix ans plus tard, avec pour simple titre : King Kong 2 (J. Guillermin, 1987). Si le public boude un peu ces deux productions, la bête continue d’influencer avec succès la culture populaire, et le film original continue d’impressionner les cinéphiles. En 1991, il est jugé « culturellement, historiquement et esthétiquement essentiel » par la Bibliothèque Nationale américaine, et sélectionné pour y être conservé par le Registre du Film National. Il atteint même en 1998 la 43e place du classement des Meilleurs Films de tous les temps de l’Institut du Film Américain.
L’écrivain Ray Bradbury note que le phénomène était palpable dès la première sortie de King Kong : « une foule de jeunes garçons ont gentiment perdu la tête [à cause de ce film] à travers le monde, ils sont devenus aventuriers, explorateurs, gardiens de zoo, réalisateurs… » C’est effet le sort du petit Peter Jackson qui, marqué par sa découverte du film original quand il avait 9 ans, tente d’en réaliser sa version en Super 8 à 12 ans ! Devenu cinéaste, il rend hommage à King Kong en faisant de Skull Island l’origine du virus zombie dans l’un de ses premiers films, Braindead (1992). En 1996, Universal, face à la réussite de Fantômes contre fantômes, propose à Peter Jackson d’en réaliser une nouvelle version, mais la sortie de films similaires, les remakes de Godzilla (Roland Emmerich) et Mon Ami Joe (Ron Underwood) en 1998 poussent le studio à reporter le projet. En 2005, fort du succès du Seigneur des Anneaux, le réalisateur néo-zélandais peut enfin donner vie sur grand écran à sa propre version de King Kong, servie par Naomi Watts, Jack Black et Adrian Brody.
L’influence du film de Cooper et Shoedsack est toute aussi prégnante chez Steven Spielberg : dans Jurassic Park premier du nom (1993), alors que le groupe de visiteurs passe la gigantesque porte enfermant les dinosaures, le personnage de Jeff Goldblum ironise immédiatement : « Qu’est-ce qu’ils ont là-dedans, King Kong ? ». Dans Le Monde Perdu, Jurassic Park (1997), le bateau qui transporte le T-Rex jusqu’à San Diego s’appelle le S.S. Venture, comme celui de l’équipage de King Kong… Les allusions ne s’arrêtent pas lorsque Spielberg abandonne la caméra de la franchise, Jurassic World Fallen Kingdom (J. A. Bayona, 2018) revisitant également à sa manière la scène où King Kong s’empare d’une jeune femme endormie après l’avoir aperçue par la fenêtre d’un gratte-ciel… Preuve de sa place cruciale dans la pop culture, King Kong figure en bonne place dans les références de Ready Player One (Spielberg, encore, 2018). Film et personnage inspirent depuis leur création : il est cité dans la chanson Science Fiction – Double Feature qui ouvre le cultissime Rocky Horror Picture Show (J. Sharman, 1975), et à de multiples reprises dans la série télévisée Les Simpsons. King Kong joue même dans des publicités pour Energizer (1993), Coca Cola (1995) ! En 1981, un autre singe, qui ne peut nier son lien de parenté, voit le jour : lorsque Nintendo sort son jeu vidéo Donkey Kong, Universal lance des poursuites – infructueuses – pour violation de droits d’auteur… En France, Virginie Despentes intitule son sixième essai King Kong Théorie (2006), et le cinéma Le Grand Rex réinterprète le visuel iconique du singe agrippé au gratte-ciel pour ses événements. Francis Ford Coppola commercialise même en 2016 une cuvée spéciale sur le thème du singe géant ! La liste des références, des citations et des supports est sans fin…
Merian C. Cooper ne s’y trompait pas : King Kong n’est pas seulement brute et sauvage, sa force réside dans son humanité. L’animal désire, souffre, tente de combattre un destin auquel il ne peut échapper… Et remporte l’amour d’un public toujours renouvelé. La beauté plastique du film, son admiration. La recette ayant fait ses preuves, on peut parier que les studios avides de suites et de remakes ne laisseront pas le singe reposer en paix longtemps. Il suffit de voir King Kong Skull Island de Jordan Vogt-Roberts, sorti en 2017… Rien ne vaut pour autant les origines des sagas à succès, et la puissance d’un Kong en stop-motion qui, du haut de ses 50 centimètres, vous fera passer un moment royal, et vivre autant d’émotions que le plus talentueux des acteurs humains !
En 1990, avant le Bad Lieutenant qui fit de lui le cinéaste des élégies coupables, des pervers en quête d’une impossible rédemption, Abel Ferrara dégainait King of New York, en emmenant dans son travelling funeste un Christopher Walken où se dessinait déjà le vampire de The Addiction.
Si la photographie est l’art de la mélancolie identifiée dans son silence, le cinéma d’avant sa pratique numérique – celui où se distillait encore un jour à la nuit, – ce cinéma, appelons-le, dialectique, est devenu depuis un outil psychanalytique. On entre en séance et les fauteuils se muent en divan où l’expérience ne se donne désormais qu’en souvenir. Une histoire de refoulé se joue bien plus qu’un récit où l’imaginaire se représenterait un passé comme on raconte l’Histoire. L’image n’est plus le temps du verbe. Elle est un « à rebours » où se dégage au mieux une émotion perdue et où enfin tout devient prophétie, comme une mémoire inversée. On y perçoit malgré nous les signes avant-coureurs de nos désastres. Le geste d’Abel Ferrara est à la frontière des siècles, le regard dans le XXe et les mains déjà comprenant que tout serait bientôt fini, que « ce cinéma » comme le disait Hegel à propos de l’époque « s’est terminé ». Les nuits new-yorkaises ne seront bientôt plus ce qu’elles étaient. Ici, dans cet avant-présent d’outre-tombe, elles déchargent une dernière fois la beauté du vice, le bruit de l’asphalte, la malveillance des néons où la mort abat son jeu quotidien. Le paysage de Ferrara est une agonie, comme celle des piétas. La beauté y est corrompue par le morbide, elle est une désenchantée qui épelle son dernier cri. Ferrara procède en légiste. Et s’il se dégage de King of New York une double atmosphère, d’où transpireraient à la fois les ombres de John Woo et Brian de Palma, elles sont ici démasquées et elles produisent ainsi un négatif où tout semble aussi trash/lucide que figé.
Ferrara ne jouit pas de la caméra. Il s’y enferme, et nous avec. Il est dans un temps en sursis. L’apocalypse incombe à chaque scène. Il prend le parti carcéral de s’arrêter là où la virtuosité commence et de se refuser l’obscène tout en le frôlant. L’obsession, pour lui, est ailleurs. Elle est dans l’enfermement. D’une prison à une ville, d’une rue à un boulevard, d’une chambre d’hôtel à une table de restaurant, les personnages sont aliénés à leur perversité, un ordre des choses, que rien ne peut changer, ni la liberté retrouvée, ni la damnation. Ferrara choisit des êtres claustrés par ce que l’on appellerait « un trouble originel de l’égo ». Il préfère la psychose à la névrose. Il superpose les mouvements de la ville et les soubresauts physiques de ses protagonistes plus fous que criminels, dont Frank White, interprété par Christopher Walken. Et c’est là, où le cinéma réinvente son miracle, qu’il parachève son empreinte, lorsqu’un personnage se dessine dans les signes de notre temps. Regarder Christopher Walken, aujourd’hui, c’est déceler, et pire encore, comprendre l’abominable de ceux qui veulent être rois, parfois depuis l’enfance, et le deviennent pour notre malheur, ceux pour lesquels l’autre n’est toujours qu’utilitaire. Ainsi, le personnage peut tout autant caresser son amante-avocate et convaincre trois jeunes délinquants venus pour le dépouiller de travailler en tant que main d’œuvre criminelle à son service. Il est dans ce « en même temps » aussi narcissique que totalisant, voire totalitaire. Il est omnipotent et éternel. Frank White pose les fondements de ce que l’on peut appeler sans se tromper « l’ère des psychopathes ». Chez lui, rien n’est scabreux, rien ne découle de la pulsion immaîtrisée. Il exclut la sympathie, il règne d’autant plus qu’il est dans le désert de l’affect, là où l’émotion n’est autre que calcul. Et si les personnages ont suscité tant de rejet à la sortie du film, c’est peut-être que l’inconscient percevait déjà ce qui allait nous tomber dessus et pour le coup, « pour de vrai ». Demaret écrivait : « La fonction sociale des psychopathes dépend des conditions du milieu, plus celles-ci sont perturbées, plus le déséquilibré se révèle adapté et même utile. En temps de paix, on les enferme, en temps de guerre, on compte sur eux. » Ils sont sortis de l’écran, les psycho-rois pour lesquels l’hypothèse nietzschéenne est une certitude, où « vouloir » signifie en réalité « commander » puisque ce à quoi la volonté commande n’est autre que la puissance.